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ORTESE ANNA MARIA (1914-1998)

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Le théâtre du monde

De ce brouillard de visions rendues aveuglantes avant de retourner à leurs ténèbres, c'est tout naturellement que, dans ses nouvelles et récits, Anna Maria Ortese passe à l'univers de la fable – une fable capable de dramatiser le sentiment d'attente et de dépossession qui caractérise son œuvre, en le fixant dans un personnage. Le réel soumis et mélancolique, voué au mal par la cruauté de ses maîtres, nous le voyons ainsi s'animer sous les traits d'Estrellita, l'héroïne de L'Iguane : « Celle qu'il avait prise pour une vieille n'était rien d'autre qu'une bestiole très verte et de la taille d'un enfant, à l'aspect d'un lézard géant, mais habillée en femme, avec un jupon foncé, un corset blanc visiblement déchiré et suranné, et un petit tablier fait de plusieurs couleurs puisque c'était la somme évidente de toutes les guenilles de la famille. » Mi-animal, mi-humain, semblable aussi à une poupée, ce personnage dont le vêtement est lui-même composé de pièces et de morceaux traverse à vrai dire toute l'œuvre d'Anna Maria Ortese, depuis l'Eugenia de La mer ne baigne pas Naples jusqu'au farfadet et au petit dragon qui apparaissent dans De veille et de sommeil. Cependant, c'est bien dans L'Iguane, sur l'île désolée d'Ocaña et sous les yeux du comte milanais Aleardo qui vient d'y aborder, que cette figure trouve sa plus troublante incarnation : hybride et sans âge, mêlant indissolublement la grâce d'une fillette et l'horreur d'un reptile, elle n'est pas une simple allégorie – le réel tout à la fois dénigré et exploité –, mais un personnage à part entière, dont les apparitions et les disparitions commandent le mouvement du récit, ses brusques changements à vue (procédé qui sera repris et amplifié dans La Douleur du chardonneret). Nous en avons été prévenus dès le début : l'unité de lieu, le comportement des habitants de l'île qui, en présence du comte, semblent réciter un rôle et même se déguisent, rapprochent l'action du théâtre, et plus particulièrement de certaines comédies ou ballets élisabéthains riches de métamorphoses où, à travers le jeu des masques et la célébration du fairy time, la nature se donne en spectacle aux hommes subjugués. Dans L'Iguane, cependant, le merveilleux change de signe : l'homme règne comme un maître tyrannique, tandis que la nature hésite entre servitude et duplicité. Les traces d'une mémoire du monde déchiffrable par l'homme, qu'Anna Maria Ortese s'ingéniait à repérer se dissimulent dans l'animalité de l'iguane que nul ne peut plus délivrer d'elle-même, comme si son corps était devenu le tombeau d'une vérité hors d'atteinte. Spectateur impuissant, le comte Aleardo mourra de cette révélation. L'« Esprit même de la vie » s'éloigne, peut-être à tout jamais, livrant à elle-même la conscience malheureuse : « Je suis malade, pensai-je, malade de la mémoire du monde » (Le Train russe).

— Gilles QUINSAT

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Pour citer cet article

Gilles QUINSAT. ORTESE ANNA MARIA (1914-1998) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Article mis en ligne le et modifié le 25/03/2009

Autres références

  • ITALIE - Langue et littérature

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    • 28 412 mots
    • 20 médias
    ...L’isola di Arturo (1957), La storia (1974), Aracoeli (1982), produit une écriture où se mêlent à des degrés divers le réalisme et l’imaginaire ; Anna Maria Ortese, dont l’écriture baroque et visionnaire donne vie à des personnages où l’humain se mêle à l’animal, comme en témoignent les romans ...