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ABŪ NUWĀS (entre 747 et 762-env. 815)

Un libertin au cœur des antagonismes

Cette œuvre porte un témoignage sur bien des aspects d'une civilisation islamique encore à l'heure des choix. Toute la poésie d'Abū Nuwās exprime une vision du monde. Cette vision est d'abord marquée de « citadinité ». L'Islam a fait passer les Arabes de l'oralité à l'univers du graphisme, du tribalisme socio-politique à l'exercice étatique du pouvoir, de la mentalité bédouine au comportement citadin. Le discours scientifique règle avec fermeté le développement culturel. En cette fin du iie siècle de l'hégire, aucun des grands affrontements qui secouent la société n'est achevé. Dans ce contexte, Abū Nuwās est le poète qui exprime avec le plus de relief les antagonismes pensés et vécus.

Il revendique le droit au plaisir contre l'angoisse existentielle que ne rassure pas le dogme. Il prend la liberté de l'insolence que ne tolère pas la loi. Il ridiculise le mode de vie bédouin et vise, ce faisant, l'ethnie arabe prise à la fois dans sa bédouinité originelle et dans sa prétention à la primauté culturelle et politique. Ainsi l'hédonisme d'Abū Nuwās ne désigne pas les seules pulsions d'un individu. Il témoigne d'une résistance à un dogmatisme qui entend régir la société.

Au demeurant, le poète n'hésite pas à prendre part à la lutte féroce que les Arabes d'origine yéménite menaient contre les Arabes du Nord dans un conflit d'origine tribale sensiblement aggravé depuis l'islam. Sa longue et célèbre satire des ‘Adnān, où il fait un éloge marqué des Qaḥṭān, lui valut d'être longuement emprisonné sur l'ordre du calife Hārūn ar-Rāšid. Dans ce genre si arabe de la diatribe mêlée de jactance, Abū Nuwās déploie sa verve, et ses flèches font mouche. On peut mesurer, à cette occasion, combien on se trompe en insistant exagérément sur l'iranisme du poète.

Car, situé au cœur de ces antagonismes, il ne se laisse réduire par aucune proposition simpliste. Arabe de langue et de culture, il est rebelle aux lois du clan, hostile à la domination de l'ethnie. Citadin jusqu'au bout des ongles dans le raffinement comme dans l'excès provocateur, il garde du bédouin l'individualisme farouche, le sens du geste et le goût de l'affrontement. Irreligieux jusqu'au blasphème, il viole l'ordre moral, mais trouve d'admirables accents pour confier à Dieu sa détresse et implorer sa miséricorde. Débauché qui se vautre dans tous les bouges, il est aussi l'esthète admirant le vol impérial de l'autour ou l'accélération fulgurante du guépard en chasse.

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Pour citer cet article

Jamel Eddine BENCHEIKH. ABŪ NUWĀS (entre 747 et 762-env. 815) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • ARABE (MONDE) - Littérature

    • Écrit par Jamel Eddine BENCHEIKH, Hachem FODA, André MIQUEL, Charles PELLAT, Hammadi SAMMOUD, Élisabeth VAUTHIER
    • 29 245 mots
    • 2 médias
    ...personnage de bohème sympathique et peu recommandable. La voie tracée allait être parcourue par les œuvres du calife al-Walīd b. Yazīd, d'Abū l-Hindī, de Muslim b. al-Walīd et enfind'Abū Nuwās dont le génie rassemble et magnifie les traits d'une production bachique unique dans la littérature universelle.
  • ÉROTISME

    • Écrit par Frédérique DEVAUX, René MILHAU, Jean-Jacques PAUVERT, Mario PRAZ, Jean SÉMOLUÉ
    • 19 774 mots
    • 7 médias
    ...crûment évocateurs de situations orgiaques. Plus d'un siècle après, sous le règne d'Haroun-al-Rashid, fastueux calife de Bagdad, le prince des poètes sera Abū Nuwās (env. 762-815), tantôt bien en cour, tantôt emprisonné pour son impiété. Puis, après une période où règnera au Caire une extrême licence,...

Voir aussi