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GASS WILLIAM (1924-2017)

L'homme du souterrain

Écrire un livre (« sur rien, disait Flaubert, qui ne tienne que par la seule force du style ! ») Omensetter's Luck (1966 ; La Chance d'Omensetter, trad. française, 1969), par sa virtuosité langagière, restera l'exercice le plus éblouissant du demi-siècle dans la littérature américaine. Le thème est celui-ci : un beau jour, vers la fin du xixe siècle, on voit débarquer, juché sur le chariot où il a entassé ses meubles, ses outils, ses deux filles et sa femme enceinte, dans une petite bourgade de l'Ohio, un « étranger » du nom d'Omensetter. Il trouve un emploi chez le forgeron. Et une maison où se loger, près de la rivière, un peu à l'écart du hameau. Trois récits successifs, à travers trois regards, trois prismes nous font voir Omensetter. Lui n'est que le point de fuite de ces trois récits qui vont crescendo, chacun étant emprunté au répertoire canonique américain.

C'est d'abord l'ancien receveur des postes qui se souvient de l'arrivée de « l'étranger », dont la silhouette se découpe « nue contre le ciel », sur le mode du western. L'homme est officieusement l'archiviste local, la mémoire du village. Il se fait vieux. Une fois encore, il a passé l'été : il en est fier. Mais, tel le Malone de Samuel Beckett, il sera « quand même bientôt tout à fait mort enfin ». L'amnésie troue de lacunes un monologue de plus en plus décousu. Et, par un de ces blancs, « l'étranger » s'échappe.

Le fabliau de l'escroc qui succède à cette première « vision » vient lui aussi du répertoire populaire classique : celui du conte ou de l'histoire extravagante. Au « pied-tendre » qui débarque, Henry Pimber a loué sa vieille maison, en se gardant bien de l'avertir que chaque printemps elle est inondée par la crue. Or, cette année-là, la rivière ne déborde pas. L'arnaqueur est troublé par l'insolente « chance » de celui qui aurait dû être sa dupe. Il observe celui qui parle le langage des abeilles, partage les secrets du renard. L'innocence de cet Adam d'avant la chute lui est insupportable : il se pend à un arbre.

La troisième « variation », la plus longue, est un oratorio clandestin. Le révérend Jethro Furber est une nouvelle version de la figure canonique par excellence qu'est le pasteur de La Lettre écarlate de Hawthorne (1851). Par un interstice dans le mur du jardin clos de son presbytère, il épie le corps somptueux et mordoré de la femme d'Omensetter se baignant nue, au soleil, dans la rivière. Jethro est un pasteur dévoré de luxure. Sa parole, il l'a apprise dans les Écritures, le « patois de Canaan » ; et c'est dans ce lexique que « ça » parle en lui, que surgit de ses tréfonds une parole du sous-sol, dans un tourneboulant soliloque sans égal dans l'écriture anglaise du demi-siècle passé.

Le tunnel, William Gass en plaisante lui-même, a été long à creuser. Commencé vers 1965, le grand œuvre que devait être The Tunnel n'a paru que trente ans plus tard, en 1995 (Le Tunnel, trad. franç., 2007). Au quotidien, William Frederick Kohler, dont c'est ici le soliloque, est un être plutôt minable, « obèse et sous-membré », flanqué d'une épouse à la chair qui s'affaisse, et de deux « mioches » tristement engendrés. Il enseigne l'histoire sur un campus du Middle West. GI en 1947, il a assisté aux procès de Nuremberg, et le nazisme est devenu sa spécialité. Il vient de terminer un ouvrage, intitulé Culpabilité et innocence dans l'Allemagne de Hitler, dont il est en train de rédiger, à la première personne, la préface.

Mais, au lieu de cela, ce qui surgit – dans un soliloque de quelque cinq cents pages – c'est la parole enfouie, réprimée : le « ça » qui parle en lui, depuis le sous-sol de sa personnalité perverse,[...]

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Écrit par

  • : professeur de littérature américaine à l'université de Paris IV-Sorbonne et à l'École normale supérieure

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