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VOLVER (P. Almodóvar)

Au fil d'une carrière commencée au début des années 1980, Pedro Almodóvar n'a cessé de manifester un désir toujours plus impérieux : faire œuvre personnelle, mais aussi être un cinéaste populaire. Cette double ambition avait été quelque peu mise à mal par La Mauvaise Éducation (2004), puzzle mental construit autour d'un personnage de cinéaste en crise, qui fascina bien des spectateurs, mais en dérouta et en désintéressa plus encore. La réaction à cette expérience en demi teinte, c'est Volver (« revenir »), un film qui revient précisément là où Almodóvar se sait à la fois en position de force et dans l'intimité de son jardin secret : l'univers des femmes, la culture populaire espagnole, la comédie, les liens familiaux... Des ingrédients qui sont ici présentés d'une manière nouvelle, afin d'avancer encore plus loin dans un univers d'obsessions personnelles, tout en faisant recette. Mission accomplie : Volver a été, dans de nombreux pays, dont l'Espagne et la France, le plus grand de tous les succès d'Almodóvar.

Le scénario, primé au festival de Cannes en mai 2006 (en même temps que les actrices du film, qui partagèrent un prix d'interprétation), est une mosaïque romanesque typique de ce cinéaste-conteur, mais qui revêt un caractère de feuilleton plus marqué que jamais. Trois décors se succèdent sans cesse à l'écran. Un village de la Mancha, la région où Almodóvar a ses racines, et deux appartements du Madrid des gens modestes et défavorisés, qui était déjà la toile de fond de Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ? (1985). Comme l'héroïne de ce film, celle de Volver, Raimunda, est une mère courage qui fait face à toutes les épreuves de la vie. Il lui faut ainsi se débarrasser du cadavre de son mari, tué d'un coup de couteau par leur fille (Yohana Cobo), une adolescente dont il voulait abuser. Si la noirceur est profonde (on apprendra que Raimunda avait elle-même été violée par son père), elle ne se confond jamais, en termes esthétiques, avec un naturalisme désenchanté. Almodóvar a fait du personnage de Raimunda, qu'il a confié à la resplendissante Penélope Cruz, une figure féminine dont la beauté est aussi généreuse que le cœur. Son modèle est, explicitement, la Sophia Loren des films de Vittorio De Sica (La Ciociara, 1960, Mariage à l'italienne, 1964, en particulier), qui reflétaient l'influence du néo-réalisme tout en préservant un sens de la sophistication, de l'artifice et de la séduction. Un juste équilibre brillamment réinventé dans Volver.

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Tout en restant le cinéaste de la couleur désormais entré dans la légende, Almodóvar fait ici surgir ses personnages d'une vérité, sinon brute, du moins plus immédiate. Ainsi, du petit monde de la Mancha, d'ailleurs dominé par le noir et le blanc, qu'il n'avait jamais pris le temps de décrire avec un tel souci d'authenticité (on ne faisait qu'y passer dans La Fleur de mon secret, 1995). C'est là que Raimunda et sa sœur, Sole (Lola Dueñas), se retrouvent pour entretenir la tombe de leurs parents, morts dans un incendie, et pour rendre visite à leur tante Paula et à la voisine, Agustina (Blanca Portillo), dont la mère a mystérieusement disparu. On l'aperçoit sur une photo : c'était la femme « pop » du village, une hippie qui portait des bijoux en plastique, – une créature à la Almodóvar, en somme. Agustina, elle, s'habille d'une blouse, d'un gilet. Son visage, jamais maquillé, est marqué par l'innocence de l'enfant qu'elle est restée, et par la tristesse de l'orpheline qu'elle a peur d'être devenue.

C'est cette nudité de l'être que le cinéaste recherche aujourd'hui, fût-ce dans les yeux pleins de larmes de Penélope Cruz. Très emblématiquement, il retrouve pour ce film celle qui fut la reine de ses Femmes au bord de la crise de nerfs (1987), Carmen Maura, et la dépouille de ses atours pour ne retenir que l'essentiel : ses yeux, sa voix, une présence. D'autant plus précieuse ici qu'elle est littéralement miraculeuse, puisque Carmen Maura interprète le rôle d'Irene, la mère de Raimunda et de Sole, revenue sinon d'entre les morts, au moins d'une histoire dont elle seule pourra livrer la clé. Cette absence-présence de la « madre » résonne évidemment d'une manière très personnelle pour Almodóvar, qui n'a jamais caché combien l'avait marqué la disparition de sa propre mère, en 1999. Mais, écartant une approche qui ne serait que sentimentale, il cherche aussi la vérité nue de ce lien. Il nous montre des êtres qui, tels des animaux, s'aiment à l'instinct : baisers dévorants qu'on se donne et, plus encore, ces moments étonnants où les deux sœurs reconnaissent la trace, l'empreinte de leur mère à son odeur (en particulier celle de ses pets, audace comique finalement payante).

L'être humain est cette bête blessée qui veut retrouver ses petits, ou la chaleur de sa mère, et qui peut tuer pour ne pas souffrir, comme la fille de Raimunda, et comme Irene. Cette force de vie terrible, Almodóvar la célèbre aussi en filmant sans cesse de la nourriture : une assiette de soupe en gros plan, un flan, des gâteaux, des conserves données en cadeau par la tante Paula, sans oublier tout ce que Raimunda prépare dans le restaurant qu'elle a repris par hasard. Volver est comme le film d'une mère qui nous dirait : « Il faut manger », parce qu'il faut survivre, et que le monde est dur. Almodóvar revient aux lois premières de l'existence, à tout ce qui nous construit, nous conduit, pour le meilleur et pour le pire. Avec son œil de metteur en scène aiguisé comme jamais, il nous le fait bien voir : c'est le même couteau qui coupe les légumes pour le repas qu'on partagera, et qui donne la mort.

— Frédéric STRAUSS

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