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KLOSSOWSKI PIERRE (1905-2001)

L'obsession de la vision

Pourtant, une obsession unique anime ces divers périples : celle de la vision et de sa communication. Que peut donner à voir l'artiste de sa vision originaire ? Dès lors qu'il l'expose, ne la dénature-t-il pas ? Reprise par son lecteur ou son spectateur dont les regards la modifient malgré lui, ne lui échappe-t-elle pas une seconde fois ? Quels démons habitent l'image, intervenant entre l'artiste et son public en intermédiaires et en faussaires ? Telles sont les interrogations qui sous-tendent le travail de Klossowski. Ses réponses : prendre l'image à son propre jeu, libérer la vision de ses interprétations pour la renvoyer à sa seule révélation ; user à cet effet, et à satiété, du jeu des stéréotypes et des simulacres, dérouter la logique du regard et du sens. D'où cette écriture d'un classicisme affirmé, mais sans cesse perverti par des déboîtements, d'apparentes contradictions internes, des digressions qui égarent le lecteur dans sa recherche d'une impossible continuité. D'où ces dessins qui appellent l'attention là où on ne l'eût pas attendue, au détriment de ce que l'œil aurait pu considérer comme essentiel. Ces constructions en abyme, en spirale, d'une part portent le déni à toute velléité de ressemblance ou d'analogie, affirmant l'inviolable singularité de chaque figure, mais par ailleurs les ouvrent à tous les échanges, à toutes les perméabilités, menaçant leur identité. Ainsi le nom de Roberte se prête-t-il à toutes les interprétations et à tous les emplois, quoique son énigme n'en demeure pas moins intacte. De même les souffles des âmes séparées mis en scène dans Le Baphomet ne cessent de s'attirer et de se combiner sans jamais être abolis pour autant. Cette ambiguïté est un élément fondamental de la pensée klossowskienne. Elle répond à la volonté paradoxale de dire l'incommunicable tout en l'affirmant tel, d'affronter l'indiscernable à hauteur de son mystère. Démarche théologique donc (proche de la théologie négative ou apophatique) plus qu'esthétique ou spéculative. Démarche qui, sans ignorer les oppositions, les emporte dans le cycle de l'éternel retour et de leurs épiphanies successives. Le continu et le discontinu, l'objet de la vision et son sujet, les figures et leurs simulacres se présentent sans se confondre sur la même scène, à la fois identiques et différents. Lemme klossowskien : c'est quand la ressemblance est la plus approchée qu'elle se dérobe. Ajoutons que cette réflexion a conduit Pierre Klossowski à s'intéresser de près à d'autres formes d'expression, telles que le cinéma (Roberte, de Pierre Zucca, 1998) ou la photographie (La Monnaie vivante, avec Pierre Zucca, 1970).

Bien plus que chez ses contemporains, c'est du côté de la théâtrique païenne, de la démonologie romaine, des polémiques conduites par Tertullien puis Augustin contre les spectacles qu'il faut aller quérir les sources de Klossowski. En leur ouvrant la scène de ses livres et de ses dessins, il crée une œuvre dont c'est l'inactualité même qui fonde la modernité. Avec le recul, cette œuvre présente sinon une cohérence au sens où celle-ci supposerait une intention de système, une évidence, celle d'une vision incessamment poursuivie, dévoilée, perdue puis reprise. Un pressentiment y préside : celui d'une puissance singulière dont la loi interne reste énigmatique pour l'artiste comme pour son public. Démon, grâce ou chance, elle lui assigne mieux qu'une vérité, une nécessité.

— Alain ARNAUD

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Pour citer cet article

Alain ARNAUD. KLOSSOWSKI PIERRE (1905-2001) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • IMAGE

    • Écrit par Agnès MINAZZOLI
    • 3 215 mots
    • 2 médias
    ...dans ses films sa réflexion sur le monde, l'image qu'on en a et celle qu'on en donne. Penser par images, sous forme de dessins, s'inscrit aussi, pour Pierre Klossowski, dans la continuité d'une œuvre littéraire et philosophique : à partir de quel moment une image s'impose-t-elle comme « motif », point...

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