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PHÈDRE (mises en scène C. Rist et P. Chéreau)

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<em>Phèdre</em>, de Jean Racine - crédits : Pascal Victor/ ArtComPress/ Opale.photo

Phèdre, de Jean Racine

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En 2002-2003, le sable de Trézène, trop souvent foulé, a donné lieu à deux nouvelles et grandes mises en scène. À partir d'un dispositif scénique semblable, la perspective bi-frontale, les choix de Christian Rist (Maison de la culture de Bourges et théâtre de la Tempête de la Cartoucherie de Vincennes, 2002) et de Patrice Chéreau (théâtre de l'Odéon-Ateliers Berthier, 2003) se sont opposés terme à terme. Le premier privilégie la langue, la chaleur, la violence de l'humanité, le partage d'une cérémonie éblouissante. L'autre intensifie l'histoire des désirs pour en déterminer la présence froide et sanglante, dans un vaste atelier contemporain.

Dans l'une et l'autre, les acteurs arpentent un même plateau court, étroit, étiré et rectangulaire, devant des spectateurs qui se font face. Avec Patrice Chéreau, les spectateurs dominent la scène, qu'ils figurent une assemblée nombreuse, prise dans un hangar théâtralisé, assistant (de haut en bas) à la chute des autres, ceux qui expriment devant eux toute l'exaspération de la passion. D'un côté, le décor de Richard Peduzzi installe l'entrée antique d'un palais imposant, reliée au plateau par une passerelle incertaine où Phèdre (Dominique Blanc) vacille. De l'autre, l'aire de jeu se dissout dans l'atelier Berthier : quelques chaises banales, une large ouverture vers un monte-charge et les portes du bâtiment. Les vers de Racine se situent dans ce passage, entre l'Antiquité et le présent, tendus.

Les spectateurs de Christian Rist, eux, sont à la fois peu nombreux (quatre à cinq rangées seulement, de plain-pied) et surplombés par une passerelle qui tient lieu d'autel et d'échafaud, une scène qui les domine. Cette fois, les regards ne plongent pas, ils s'élèvent. De chaque côté du dispositif, deux scènes perpendiculaires, deux barres de T définissent un espace équivoque, – entre scène et hors-scène –, et tout autour, une sorte de tente qui rompt clairement avec le monde réel : ici, la pièce et ses spectateurs participent à une cérémonie particulière, produite par l'énonciation des vers.

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« Racine et/ou la cérémonie », comme le formulait Jacques Scherer. Chacun des deux spectacles s'interroge sur cette assertion forte, et la lumière qu'ils utilisent fournit quelques réponses. Chez Christian Rist, elle ne limite pas le champ d'observation, mais nimbe l'ensemble, comme dans les toiles de Poussin, puis aveugle lorsque l'aïeul de Phèdre, le Soleil, surgit enfin des Enfers. Mais jamais on ne se cache, jamais on ne s'échappe du lieu brillant ainsi circonscrit. La lumière accomplit l'exécution du vers et des destins. Phèdre, au centre, superbement étrangère, crétoise, parée de l'accent de Veronika Varga, a ainsi constitué par ses mots l'action qui la brûle et la tue, l'a ponctuée de ses gestes (jusqu'à la gifle à Hippolyte), a voulu la repousser de ses cris et enfin est tombée, seule, dans la lumière, tout en haut, pour rien.

Les personnages de Patrice Chéreau, eux, sont, littéralement, poursuivis par la lumière. Les trois poursuites, venues du dispositif employé pour Dans la solitude des champs de coton (Koltès), découpent l'aire des acteurs, les signalent comme proies, rendent les machinistes intensément actifs (ce sont les dieux de ce spectacle). Dès lors, chacun aura pour fonction d'échapper au destin qui l'enserre, de tenter le pas de côté qui l'éloignerait d'un rôle qu'il ne peut esquiver, avant d'être ressaisi par la lumière froide. Hors scène, Hippolyte (Éric Ruf) a rencontré le monstre, et le monte-charge peut ramener son cadavre ensanglanté. Puisque la poursuite est terminée, la lumière devient alors plus chaude, comme teintée de pleurs et de compassion : le jeune homme dénudé est enfin pris dans les bras d'une pietà coupable qui mêle la bave d'Emma Bovary au sang pur du martyr. Et parce qu'il faut terminer par cette image, Patrice Chéreau, comme l'avait fait Luc Bondy, supprime tout espoir en censurant les derniers vers de la pièce : Thésée (Pascal Greggory), père revenu sur scène pour se tromper et punir, ne prendra donc pas soin d'Aricie (Marina Hands) puisqu'on considère ici que cette tragédie de la lumière a pour pivot Hippolyte, point de croisement de toutes les passions.

« L' œuvre de Racine est plus philosophique qu'on ne le croit ordinairement en France. Il ne s'agit pas seulement de montrer les passions, mais, en même temps, que le désir est un crime. Et qu'en pense Racine lui-même ? Ici, comme toujours, le poète est double. Le désir est effectivement un crime pour lui, et Phèdre est sa dernière pièce avant qu'il ne devienne, la même année 1677, historiographie du roi. Mais aussi le désir dans Phèdre proteste contre l'infamie du crime (le désir proteste seul, comme un personnage autonome de la tragédie). » (Antoine Vitez, Le Théâtre des idées, 1991). C'est peut-être de là qu'est parti Chéreau : du désir, de l'interdit, du crime, qui reposent sur une parole, sans même qu'une action fasse preuve. C'est donc sur cette parole qu'il faut s'interroger, et sur sa puissance tout à fait particulière. Dès lors, Patrice Chéreau privilégie l'aveu et, par un coup de force dramaturgique, figure le jeune fils de Phèdre au second acte, en le laissant assister à l'obscénité de sa mère qui, poitrine dénudée, dirige l'épée d'Hippolyte vers son corps désirant et infiniment ouvert. Le langage, d'agôn, devient agonie, l'amour pur est contaminé par l'amour maudit. Les corps sculptés des hommes se heurtent à ces monstres femelles qui arrachent les vêtements dans lesquels ils sont engoncés, à ces nourrices recouvertes de bure, et négligent les jeunes filles sans fleurs, vêtues de probité candide et de lin gris.

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Patrice Chéreau, après sept ans d'absence, revient au théâtre et souhaite reprendre les choses en main. Il impose son autorité, celle d'un Thésée qui revient de loin, un peu coupable de ses écarts, encore préoccupé d'autre chose, et reprenant sincèrement ses marques là où il les avait laissées.

Et entre-temps, Phèdre aura parcouru l'espace des mots, le bruit des émotions et des vertiges. On aura représenté sur un praticable de verre le choc des astres qui s'étaient violemment consumés, devant des spectateurs, intimes et distanciés. Entre-temps, Christian Rist aura transformé la tragédie en suivant les contours du verbe, l'émotion des corps, l'énergie des hurlements et des silences, en plaçant le jeu juste au-dessus. Pour le dire avec Mallarmé : « L'intention, quand on y pense, gisant aux sommaires plis de la tragédie française ne fut pas l'Antiquité ranimée dans sa cendre blanche mais de produire en un milieu nul ou à peu près les grandes poses humaines et comme notre plastique morale. »

— Christian BIET

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Écrit par

  • : professeur d'histoire et d'esthétique du théâtre à l'université de Paris-X-Nanterre

Classification

Média

<em>Phèdre</em>, de Jean Racine - crédits : Pascal Victor/ ArtComPress/ Opale.photo

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