PASCAL ET PORT-ROYAL (L. Marin)
Depuis les années 1970, rares sont les œuvres « savantes » qui se présentent aussi comme méditations. Méditation est un mot proprement classique, dont la teneur est tout à la fois philosophique et spirituelle, transitive et intransitive. Il a un sens pour Descartes, pour Pascal plus encore, et il en a un fort voisin pour Louis Marin, dont l'œuvre s'est constituée de réfléchissements sur elle-même, comme si elle entendait disposer un secret dont l'énonciation porterait à elle seule toute la révélation, sans qu'il soit expressément énoncé.
Dès ses premiers ouvrages (Le Récit évangélique, La Critique du discours), Louis Marin s'est ainsi constitué une sorte de corpus intime d'énoncés dont le plus remarquable, central dans la Logique de Port-Royal, est le « hoc est corpus meum » de l'Eucharistie. Si cet énoncé sacramentel est pour Marin au centre du problème du langage et du signe, c'est parce que, en tant qu'acte de parole, il figure à lui seul toute la force du discours. En lui se réalise le transfert de la parole à l'être, la transsubstantiation du déictique neutre « hoc » (« cette chose présente ici » que j'indique, qui est à la fois « ce pain » et « pure étantité ») en présence réelle du corps du sujet énonciateur (le Christ), présence réelle et non seulement figurative comme le voudraient les ministres protestants. On touche ici du doigt la « puissance efficace » et quasi miraculeuse du discours où se réalise tout autant, énoncé par le Christ et réitéré par le célébrant, l'effacement du sujet humain dans l'énonciation.
Force du discours, puissance du neutre, épiphanie du retrait et de la vérité dans ce retrait, procès de la représentation en tant qu'elle présentifie l'absent tout autant que l'absence, figure de l'infigurable, manifestation du caché, c'est Pascal encore et la Logique de Port-Royal qui ont inspiré Louis Marin dans l'investigation critique de la représentation qui est au centre de Pascal et Port-Royal, recueil posthume réunissant des textes écrits entre 1976 et 1993 établi sous la direction d'Alain Cantillon (Bibliothèque du Collège international de philosophie, P.U.F., Paris, 1997). Recueil dont le centre est partout malgré la diversité des approches ou des objets, qu'il s'agisse de l'écriture fragmentaire des Pensées, de l'art de persuader, du Traité de la comédie de Nicole, de la peinture de Philippe de Champaigne ou des textes fondateurs de Port-Royal.
Secrètes et évidentes sont les affinités théologico-politiques qu'entretiennent l'énoncé eucharistique et la question du portrait – portrait du roi, portrait du Christ ou portrait du saint. Ce qui s'exhibe dans le portrait du roi, ici le portrait de Louis XIV par Rigaut, ce sont la légitimité et l'autorité royales, et avec elles la « figure du corps-de-pouvoir ». Ce que réalise le portrait, c'est le passage (la quasi-transsubstantiation) du corps humain et misérable au Roi en majesté, c'est aussi l'identification du Roi au nom du Roi. Ce portrait méduse. Cette représentation du pouvoir énonce tout autant le pouvoir de la représentation, « la puissance de la figurabilité ». Mais la lecture janséniste de ce portrait, qu'analyse Marin, impose de reconnaître sous la figure du Roi celle du Christ en croix, défiguré, humilié, telle que l'a peinte Philippe de Champaigne : « deux figures du Roi, celui de la Terre et celui du Ciel en relation binaire d'opposition, de contrariété, de contradiction ». Le double mouvement de construction et de déconstruction de la figure du Roi en délivre le sens, la rhétorique, l'imaginaire. Rendre visible en transparence et comme en négatif le Dieu humilié en homme sous l'homme en figure de Dieu, c'est en quelque sorte déposséder le Roi de son autocontemplation, le priver de l'amoncellement de signes qui le constitue. Réduit à sa représentation, « tout entier passé dans son propre portrait », c'est le même Roi qui prétend incarner la puissance divine et l'attacher à son Moi qui incarne aussi la misère du Dieu déchu sur la croix, signe de sa vraie grandeur. « Le corps divin comme corps de souffrance constitue une des plus fortes mises en question des formes théologico-politiques du pouvoir, c'est-à-dire de son essence même. » Que reste-t-il d'un « roi sans divertissement » ? Il aura beau feindre de se retirer des hommes pour exhiber son pouvoir, à la manière du retrait de Dieu qu'il singe, il est un homme comme les autres, et peut-être même une sorte d'usurpateur, et Louis Marin se souvient une fois encore de la parabole pascalienne de l'homme jeté par une tempête sur une île, et qui, parce qu'il ressemble au roi défunt, « est pris pour lui, et reconnu en cette qualité par tout ce peuple ». Voilà donc un roi de hasard, comme le verront les vrais convertis. Entre le retrait de Dieu invisible et le corps du Roi ostensible, le Christ en croix forme une « articulation mystique », et le regard porté sur ces trois figures est le mouvement même de la conversion.
D'où la question : comment peindre « quelqu'un » à Port-Royal, comment faire le « vrai » portrait ? Si le Moi est toujours « le portrait d'un moi », il n'est pas soi, mais un « vain fantôme ». Il est même toujours « le portrait de l'absence du Moi à soi-même ». De la même façon, un paysage déborde infiniment ce que le mot « paysage » semble signifier. Le Moi comme le paysage sont des irreprésentables ; au fond de chaque homme il y a un infigurable. Voilà pourquoi l'esthétique janséniste, telle que l'étudie Marin à partir de la Sainte Face, telle qu'elle s'imprime sur le voile de Véronique, et des commentaires de Nicole, ne peut rien fonder sur l'art du portrait si celui-ci, comme il apparaît dans les Véronique de Philippe de Champaigne, ne met pas en œuvre « toutes les procédures d'annulation de la représentation », de sorte que la Sainte Face ne soit pas représentée mais « se présente ». L'éthique, la foi et l'esthétique se confondent ici : le portrait de soi est soit impossible, soit un faux visage, ou encore le seul portrait possible est le portrait invisible de l'âme qui reproduit le retrait et l'invisiblité de Dieu. Le vrai portrait n'est pas représentation mais trace et index du non-visible.
La question du retrait est au cœur de cette méditation que conduit Marin à travers diverses épreuves. Celle de Racine, par exemple, qui, après Phèdre, se consacre comme historiographe à la présence réelle du monarque, mais en même temps renoue avec Port-Royal. Contradiction ? Non, sans doute : la brillance du monarque sous la plume du courtisan a un envers nocturne, qui est l'insondable retrait du dieu irreprésentable. L'Abrégé de l'Histoire de Port-Royal et le récit de la mort de la Mère Angélique illustrent, après le délaissement tragique de l'homme par Dieu (c'est la lecture qu'Arnauld faisait de Phèdre), le « tragique gris » de la mort où figure « l'apparaître imprésentable du rien ». Ne lira-t-on pas de même, dans le discours mystique comme « énonciation passionnelle de la Passion », l'identification du « moi » à l'objet d'amour perdu ? Éprouvant la menace de sa propre disparition, le sujet mystique, identifié au corps divin dont il fait le deuil, « se maintient vivant comme sujet perdu » et se tient présent dans l'absence même de ce corps. C'est aussi en analysant les fragments publiés sous le nom de Pascal, mais où s'exténuent par creusement et labilité le nom et la personne de Blaise Pascal, que Marin montre comment le « je » de l'énonciation pascalienne peut soutenir la thèse du Dieu caché, dans cette stratégie d'énonciation dérobée qui en est la figure même. La Vie de Pascal par sa sœur, qui sert depuis l'origine de préface aux Pensées où un texte fragmenté est transformé en livre, malgré son biographisme appuyé mais lui-même lacunaire, ne tend-elle pas elle aussi à rendre possible et légitime la lecture du livre à la fois présent et absent comme figure de la présence absence de Dieu en lui ? Admirable formule de Louis Marin : « Le fragment pascalien est une eucharistie textuelle. »
On voudrait ici avoir fait percevoir la force et le tremblement, quasi mimétiques, et le génie d'une méditation qui, en investissant tous les champs : ceux de l'énonciation, de la narration, de la sémiologie, de la théologie, de l'histoire, et bien d'autres encore, apporte, plus encore qu'un discours neuf et profond sur Pascal et sur Port-Royal : l'écriture d'un secret.
Accédez à l'intégralité de nos articles
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Daniel OSTER : agrégé de l'Université, docteur ès lettres, écrivain
Classification
Voir aussi