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PARLE AVEC ELLE (P. Almodóvar)

Le rideau se baissait à la dernière image de Tout sur ma mère (1999). Le rideau se lève à la première de Parle avec elle. D'un film à l'autre, Pedro Almodóvar suit sa ligne, limpide et intrigante comme les lignes de la main, faites de chair et de sang. Dans Tout sur ma mère, la ligne de la vie et celle de la mort se mêlaient, jusqu'à l'indissoluble. Sur l'écran, une mère perdait son fils tandis que, dans la vie, un fils perdait sa mère. Le succès portait le film sous tous les feux, et, au même moment, Pedro Almodóvar voyait disparaître sa mère. Joie et peine inséparables, vie et mort enchevêtrées : Parle avec elle (2002) est la suite de tous ces tumultes.

Au début était le chaos. Dès que le rideau se lève, il nous saute aux yeux, magnifiquement, sous la forme d'un ballet de Pina Bausch, Café Müller. Des hommes et des femmes cherchent leur chemin parmi un dédale de chaises. Dans la salle, Benigno (Javier Camara), un infirmier, est assis à côté de Marco (Dario Grandinetti), journaliste et écrivain. Mais ils ne se connaissent pas encore. Ils devront chercher leur chemin à travers de multiples épreuves avant de devenir amis. Le spectacle de Pina Bausch trouve un écho dans une chambre d'hôpital, où Benigno le raconte à Alicia (Leonor Watling), une jeune fille plongée dans le coma. La mort et la vie n'ont jamais été plus mêlées que dans ce corps : sous sa superbe apparence, Alicia est-elle encore là, ou s'est-elle absentée pour toujours ? Benigno lui parle comme si elle l'entendait, mais ses mots ne la sortent pas du silence. Eux aussi sont à la fois très proches et très loin l'un de l'autre. À l'instar de Marco et Lydia (Rosario Flores) : hanté par le souvenir d'une passion déçue, le journaliste s'est épris de cette femme torero qui a des cicatrices au cœur. Mais entre eux, les histoires d'amour passées sont comme les chaises dans le spectacle de Pina Bausch. Pourront-ils se rejoindre ? Quand, dans l'arène, un taureau transperce Lydia, celle-ci rejoint Alicia entre la vie et la mort. Et à l'hôpital, Marco se retrouve à côté de Benigno.

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Parle avec elle raconte ce monde bouleversé. Rien n'y manque, mais rien n'y est à sa place. Il y a un homme, une femme et même un serpent, mais ce n'est pas le paradis terrestre. Tout se mélange, la vie et la mort, le passé et le présent, l'histoire des couples d'amants et celle des couples d'amis, et même les lits d'hôpital et les lits où l'on fait l'amour. C'est ça, le chaos. Et le chaos, nous dit Almodóvar, peut se révéler une chose très douce. Car c'est quand tout s'écroule que l'être humain peut se révéler capable, pour survivre, de transformer les plus grands chocs en une étrange berceuse. C'est ainsi qu'à la mort de sa mère, qui était toute sa vie, Benigno s'est consacré à Alicia. Elle est son refuge, comme Lydia est celui de Marco. Le couple est peut-être d'ailleurs toujours un abri de fortune pour se protéger des déluges de solitude. Mais rencontrer l'autre, c'est une autre affaire. Et le film prend toute la mesure de cet exploit si rare : réussir à traverser le chaos quotidien pour rejoindre l'être qu'on aimera.

Le récit, qui entrecroise les personnages et bouscule la chronologie, suggère le désordre tout en gardant pourtant une étonnante fluidité, presque une forme de simplicité. De même, la violence des situations (mort, mort clinique, suicide, viol frôlant la nécrophilie) n'empêche pas cette étrange douceur de dominer tout le film. C'est là une manifestation exemplaire d'un des traits les plus singuliers du cinéma d'Almodóvar : explorer des destins hors normes, marginaux, et montrer qu'ils répercutent, comme une chambre d'écho, la sensibilité commune. Ici, le cinéaste parvient à raconter, à travers des histoires qui n'ont rien d'ordinaire, ce que nous vivons au jour le jour : des histoires d'amour rafistolées que nous voulons croire fortes, des choses terribles qui finissent par nous sembler normales.

Almodóvar, qui a rarement été si serein et audacieux, spontané et réfléchi à la fois, s'interroge sur l'étrange douceur de ce chaos. Est-ce qu'elle nous acclimate à la vie ou à la mort ? La réponse est dans un film muet que Benigno va voir à la cinémathèque de Madrid : l'histoire d'un homme qui rétrécit jusqu'à l'infiniment petit et qui, blotti dans le sexe de la femme aimée, y trouve un refuge si bon, si chaud qu'il choisit d'y rester, tout en sachant qu'il va y mourir. Dans la douceur, c'est donc la mort qu'on apprivoise. Vivre est autrement violent : c'est un arrachement, et l'acceptation d'une solitude. Patiemment, le film ouvre cette voie.

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Il faudra un avis de décès (d'un des quatre personnages principaux), une tombe (d'un des quatre aussi, mais pas le même), quelques repères qui séparent la vie de la mort et permettent de sortir de la confusion. Le monde est recréé. L'homme et la femme qui s'y rencontrent vont former un couple qui, cette fois, ne sera pas un refuge, mais une aventure. Car lui, c'est Marco, et elle, Alicia. Leur histoire commence devant un autre spectacle de Pina Bausch, Mazurka Fogo, qui les transporte au jardin d'Éden. Almodóvar est avec eux dans ce paradis retrouvé. Il est le créateur de ce monde qu'il a fait renaître sous nos yeux. Il est tout à la fois l'homme qui rétrécit et celui qui ne cesse de grandir, la femme blessée et la femme guérie. Sa vision de la vie n'a jamais été si ample, et son regard si proche de ses personnages. Il est avec eux, il leur parle, il nous parle.

— Frédéric STRAUSS

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