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LES TRAVAILLEURS DE LA MER, Victor Hugo Fiche de lecture

La passion de Gilliatt

Dans la Préface de 1866, Hugo replace Les Travailleurs de la mer au cœur d'une trilogie de la fatalité : « L'homme a affaire à l'obstacle sous la forme superstition, sous la forme préjugé, et sous la forme élément. Un triple anankè pèse sur nous, l'anankè des dogmes, l'anankè des lois, l'anankè des choses. Dans Notre-Dame de Paris, l'auteur a dénoncé le premier ; dans Les Misérables, il a signalé le second ; dans ce livre, il indique le troisième. » Mais il ajoute : « À ces trois fatalités qui enveloppent l'homme se mêle la fatalité intérieure, l'anankè suprême, le cœur humain. » L'objet de ce deuxième roman de l'exil sera donc la lutte de l'homme contre la nature, manifestée ici par l'océan. Récit d'une double quête mystique – celle de La Durande, machine moderne, symbole du progrès humain, et de Déruchette (le diminutif même de La Durande), autrement dit l'amour –, qui verra le héros venir à bout des éléments avant de céder face à l'« anankè suprême ». Ainsi, à l'image du navire de Lethierry, la foi dans le travail humain vient s'échouer et s'engloutir dans l'abîme du cœur humain. Mais si l'hymne au progrès s'achève en plainte mélancolique, le sens du roman ne saurait se réduire à un apparent renoncement devant des forces que nous ne maîtrisons pas. Car l'expérience du héros, dans la mesure où elle témoigne de la capacité de l'homme à dépasser ses limites, constitue une véritable initiation : au terme de ce séjour passé dans la grotte marine, comme au sein des Enfers, Gilliatt, après avoir affronté mille épreuves et vu plusieurs fois ses efforts anéantis, sur le point de mourir, suscite finalement la pitié divine et renaît transfiguré : « Si cet homme nu n'était pas mort, il en était si près qu'il suffisait du moindre vent froid pour l'achever. Le vent se mit à souffler, tiède et vivifiant ; la printanière haleine de mai. Cependant le soleil montait dans le profond ciel bleu ; son rayon, moins horizontal, s'empourpra. Sa lumière devint chaleur. Elle enveloppa Gilliatt. [...] Une prodigalité de lumière se versa du haut du ciel ; la vaste réverbération de la mer sereine s'y joignit ; le rocher commença à tiédir, et réchauffa l'homme. Un soupir souleva la poitrine de Gilliatt. Il vivait. » Et il n'est pas jusqu'à la disparition finale dans l'abîme qui, par un renversement typiquement hugolien, ne se transforme en assomption après le sacrifice suprême.

Si, des trois romans de l'anankè, celui-ci est le moins populaire, cela tient sans doute à sa « pureté ». Ici, nulle fresque historique, nulle allusion à l'actualité politique, nulle concession aux procédés du roman-feuilleton ; la tentation même du pittoresque y est vite réprimée. La profusion du personnel romanesque qui caractérise Notre-Dame de Paris et Les Misérables cède la place à une remarquable économie : figures importantes mais guère développées, Lethierry, Déruchette, Clubin, Ebenezer s'effacent derrière la silhouette à la fois envahissante et floue de Gilliatt, le frustre, le taciturne, le mystérieux, mi-homme mi-bête, « monstre » dans la lignée des Quasimodo, Valjean ou Gwynplaine. L'intrigue elle-même ne révèle guère de rouages compliqués. Elle se résume à un effrayant huis clos, si l'on peut dire, entre un héros quasi muet et l'océan qui l'entoure. Dans ce poème en prose de cinq cents pages où le spectacle de la nature nous est décrit avec une extraordinaire virtuosité, associant la permanence des motifs et des images à un constant renouvellement des formules, se manifeste, plus que dans aucun autre de ses romans, le génie visionnaire sans doute, mais d'abord visuel, de Victor[...]

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Pour citer cet article

Guy BELZANE. LES TRAVAILLEURS DE LA MER, Victor Hugo - Fiche de lecture [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Le Fou, Victor Hugo - crédits : AKG-images

Le Fou, Victor Hugo

Autres références

  • HUGO VICTOR (1802-1885)

    • Écrit par Pierre ALBOUY, Pierre GEORGEL, Jacques SEEBACHER, Anne UBERSFELD, Philippe VERDIER
    • 13 568 mots
    • 5 médias
    De tous les romans de Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer (1866) sont sans doute le plus poétique et le plus achevé. Réfection avouée de Notre-Dame de Paris, autobiographie mythique à peine dissimulée, le roman s'étend en préparations sur le jeu des deux abîmes, celui de la mer, celui du cœur,...

Voir aussi