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LES FIGURES PAYSAGÈRES DE LA NATION (F. Walter)

Le paysage n'est pas un donné purement objectif mais, ainsi que des travaux tendent de plus en plus à le souligner, une construction sociale et culturelle. De son côté, nous disent politologues et historiens, la nation constitue une « communauté imaginée » (Benedict Anderson), une « tradition inventée » (Eric Hobsbawm et Terence Ranger), liée à la modernité et étayée par d'innombrables symboles autant que par des pratiques politiques.

Comment la référence au paysage a-t-elle pu offrir alors une ressource essentielle pour, à la fois, différencier les nations entre elles et alimenter un sentiment d'adhésion à la mère patrie? C'est ce que s'attache à montrer François Walter, professeur d'histoire moderne et contemporaine à l'université de Genève, dans Les Figures paysagères de la nation : Territoire et paysage en Europe(xvie-xxe siècles). Cet ouvrage imposant détaille, en effet, les stratégies qui ont permis au paysage d'inscrire dans le territoire l'appartenance identitaire à la nation, instance abstraite et distante, de lui donner une forme sensible, la figurer.

L'enquête, allant de la Renaissance au milieu du xxe siècle et élargie, selon une perspective comparatiste, à l'échelle européenne, brasse un matériel documentaire d'une ampleur considérable, discute avec acuité nombre de recherches antérieures, dont certaines, en particulier germanophones, peu connues en France, et se soucie constamment de poser des jalons méthodologiques. Cette ambition théorique apparaît dès l'introduction, où l'historien passe en revue les conceptions actuelles du paysage, très discutées parmi les sciences humaines et sociales, et énonce sa propre position, qui profite des acquis de la géographie culturelle et met en avant la part subjective de la notion. Émettant cependant des réserves à l'égard du courant « culturaliste » qui réduit le paysage à la sphère esthétique des représentations (Alain Roger), l'auteur prête une attention soutenue aux contextes historiques, afin de déconstruire les discours et pratiques qui investissent le territoire, et de les saisir dans la dialectique entre références au réel et registres symboliques.

La division du livre en deux parties reflète sa thèse principale, qui oppose deux grandes périodes. Un « âge du territoire » est marqué par un mode de pensée analogique, nourri de sources antiques dont la doctrine hippocratique du climat, qui fait correspondre des lieux et des traits humains en fonction de stéréotypes (les ethnotypes) : ils se condensent dans la rhétorique, convenue au xviiie siècle, du « caractère des nations ».

On voit peu à peu lui succéder un « âge du paysage », qui culmine entre 1760 et 1850 et se prolonge en fait jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, durant lequel, résume l'auteur, « on est passé de l'altérité imposée à l'identité façonnée ». Des pages très riches décrivent comment de grands cycles nationaux se sont ainsi élaborés autour de la montagne suisse, de la forêt germanique, de la lande scandinave, de la plaine hongroise, etc. On peut suivre la production de ces « traditions inventées » à travers les représentations (textes et images) et les aménagements concrets (jardins). Si ces analyses recoupent en partie celles de Simon Schama sur les archétypes paysagers qui ont innervé la culture occidentale en tant que mythes fondateurs constamment réactivés, Walter s'en différencie nettement par la prise en compte des acteurs sociaux étant entendu que l'instrumentalisation idéologique du paysage est d'abord l'affaire des élites.

Pour ce faire, l'auteur recourt au concept, plus familier aux géographes qu'aux historiens, de territorialité, définie comme pratique de l'identité spatiale, autrement dit ensemble des phénomènes de valorisations individuelles[...]

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Écrit par

  • : chargé de recherche au C.N.R.S., centre André-Chastel, Paris