LE SPLEEN CONTRE L'OUBLI. JUIN 1848 (D. Oehler) Fiche de lecture
Roland Barthes voyait dans la révolution de juin 1848 la fracture fondatrice de l'écriture. L'écriture, écrivait-il, « est le langage littéraire transformé par sa destination sociale, elle est la forme saisie dans son intention humaine et liée aux grandes crises de l'histoire ». 1848, en sonnant le glas de l'universalité de l'« idéologie bourgeoise », aurait marqué pour la littérature le moment de la disjonction, du fait de la « mauvaise conscience » qui se serait alors emparée de l'écrivain pour le contraindre à répondre « dans la forme » d'une situation qui lui aurait enlevé d'un coup sa foi et ses justifications.
On pourrait voir dans ce récit un de ces mythes fondateurs dont l'humanité se plaît à semer son histoire (pour se la rendre lisible, on suppose), mais le fait est que celui-ci est admis. Dans son essai Le Spleen contre l'oubli. Juin 1848 (trad. G. Petitdemange et S. Cornille, Payot), Dolf Oehler s'accorde à son tour à voir dans l'« expérience traumatique » de 1848 la naissance de la « modernité littéraire ». Encore convient-il d'analyser dans les textes, et pas seulement dans la doxa, la manière dont cette rupture a pris forme. Et plus encore, sans se contenter du meurtre symbolique de Lamartine et de Maxime Du Camp par Flaubert, d'examiner comment un même événement, l'échec de la révolution de juin 1848, a pris les formes les plus diverses. C'est ce qui est entrepris ici avec succès à partir d'un corpus infiniment plus large que celui auquel les lecteurs de L'Idiot de la famille, de Jean-Paul Sartre, sont habitués.
C'est d'abord à propos de ce corpus que l'auteur parle de refoulement. Les figures du Russe Alexandre Herzen, « qui n'a jamais été lu comme un penseur de juin 1848 » alors qu'« il demeura toute sa vie rivé à cette date qu'il considérait comme celle de la mort du vieux monde », celle de Job le socialiste, alias Hippolyte Castille, sorte d'avatar du Sénécal de L'Éducation sentimentale, celle du naturaliste fouriériste Alphonse Toussenel, de l'anarchiste satanique Ernest Cœurderoy, à un moindre degré celle de l'ironiste Henrich Heine, sont, il est vrai, rarement prises en compte.
Les contemporains de la répression sanglante de l'été de 1848 n'avaient pourtant pas pris de gants pour dire un événement qui leur apparut comme une apocalypse. Chacun des deux camps fait figure de bête immonde, et dans l'un et l'autre on « bestialise » à l'excès, parfois dans l'ambivalence : le peuple peut être « lion » ou « bête fauve ». De même, les Barbares ou les Démons peuvent apporter tantôt la ruine, tantôt le salut. On débusque le Mal, sous son double aspect : moral et pathologique. Folie et sexualité, fin du vieux monde dans le chaos et renaissance. Caïn et Abel, Satan et le Christ sont appelés à la rescousse. Il y a du Christ chez le Dussardier de L'Éducation sentimentale, qui gît finalement les bras en croix sur le pavé. Chacune de ces figures est alors pressurée jusqu'au plus profond de son symbolisme. Comment ne pas voir, déjà, dans cette intense activité métaphorique et métonymique « des traces de ce travail de refoulement, de ces déplacements dans d'autres configurations de sens, dans un symbolisme plein d'énigmes » ? On a affaire, ici, moins à un travail de deuil que de conjuration et, au fond, de déréalisation. La métaphore dit la haine, mais en l'enfouissant, constituant une masse de « souvenirs-écrans » qui produiront des obsessions qu'on verra réapparaître – retour du refoulé – lors de la Commune, et même au-delà. Qui sait si elles ne sont pas encore vivaces ?
Il faudra tout l'art de Baudelaire et de Flaubert pour faire resurgir dans la[...]
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Écrit par
- Daniel OSTER : agrégé de l'Université, docteur ès lettres, écrivain