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LE SANG NOIR, Louis Guilloux Fiche de lecture

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Le roman de la conscience malheureuse

À la fois tragédie classique à la française, avec son unité de temps, de lieu et d'action, et scène de la vie de province, Le Sang noir a les apparences d'un roman de tradition, dans le droit fil de Balzac et plus encore de Flaubert, dont il semble avoir hérité le sens du grotesque triste. À l'instar de Madame Bovary, il se veut le procès de la bêtise et de la méchanceté des notables, dont Cripure est le procureur : ce dernier rédige une Chrestomathie du désespoir, où il entend « nettoyer la terre de toute cette bande d'aigrefins et de ganaches ».

Derrière cette apparence, le roman possède une singularité telle que Gide avait la sensation d'« y perdre pied ». En étirant la durée réelle de l'action, en enfermant ses personnages dans l'enceinte d'une ville (Cripure y est « une grosse mouche prisonnière bourdonnant contre une vitre »), Guilloux fait naître un univers étrange où toute chose, grossie, déformée, devient caricature. Par ailleurs, Le Sang noir accorde une place inusitée à la parole des personnages. À travers leurs dialogues ou leurs monologues intérieurs, ceux-ci se caractérisent avant tout par la spécificité de leur langage, dont témoigne le discours ampoulé de Nabucet ou le parler fruste de Maïa, la compagne de Cripure.

Cette prépondérance des conversations et du « dialogisme » n'est évidemment pas sans évoquer Dostoïevski. On a d'ailleurs dit du Sang noir qu'il était le plus russe des romans français. Du roman russe, il retrouve en effet, outre le désespoir et une certaine outrance, les personnages un peu déjantés, cachant leur fêlure sous la respectabilité. Éprise de son jeune locataire Kaminsky, la digne Madame de Villaplane épie celui-ci à travers un trou pratiqué dans le plafond de sa chambre. N'ayant pu prendre le train pour Paris, afin de tenter de sauver la vie de son fils, Marchandeau erre toute la nuit dans les rues, sa valise à la main.

S'inspirant librement de son propre professeur de philosophie, Georges Palante, Louis Guilloux compose avec Cripure une étonnante figure romanesque. Risée de la ville, affublé d'énormes mains et de « longs pieds de gugusse », mi-clown, mi-monstre, celui-ci est d'abord une silhouette d'« orang-outan paralysé ». Mais c'est surtout un être tourmenté, qui ne parvient plus à faire face à ses contradictions. Il vitupère contre les bourgeois, mais serre des louis d'or dans un tiroir blindé. Il exalte les hauts sentiments, mais ignore la générosité d'une compagne qu'il rabaisse. Il se veut révolté, mais se sait soumis et prompt aux compromissions. Alors qu'Étienne, son ancien élève, voit en lui « le seul pur parmi toute cette bande de vendus et de bouchers », il ne peut se regarder dans une glace et s'oublie dans d'innombrables petits verres d'Anjou. Pis encore, il a renoncé à vivre, parce qu'il ne croit plus améliorable une humanité occupée à se détruire, attirée par « l'odeur du sang, la passion de voir mourir ». Et surtout, parce que l'existence n'est qu'une escroquerie, réduisant les êtres à l'état de cloportes : « la vérité de cette vie, ce n'est pas qu'on meurt : c'est qu'on meurt volé ».

— Philippe DULAC

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Écrit par

  • : agrégé de lettres modernes, ancien élève de l'École normale supérieure

Classification

Pour citer cet article

Philippe DULAC. LE SANG NOIR, Louis Guilloux - Fiche de lecture [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Article mis en ligne le et modifié le 14/03/2009

Autres références

  • GUILLOUX LOUIS (1899-1980)

    • Écrit par
    • 809 mots

    Né à Saint-Brieuc, Louis Guilloux était peut-être, d'origines, d'action et de style, le dernier et le plus pur des grands écrivains populistes français. D'origines d'abord : ce fils de cordonnier, ce boursier, ce journaliste à la petite semaine était de toujours sensibilisé aux luttes et aux problèmes...

  • LITTÉRATURE FRANÇAISE DU XXe SIÈCLE

    • Écrit par
    • 7 278 mots
    • 13 médias
    ...côté d’une sorte de fascination pour le crime et le mal. L’influence de Dostoïevski sondant les abîmes de la conscience se sent dans l’orchestration du Sang noir (1935) de Louis Guilloux (1899-1980), roman dont l’intrigue se passe de manière significative en 1917 après trois années de guerre. La même...