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LE RIVAGE DES SYRTES, Julien Gracq Fiche de lecture

Julien Gracq - crédits : Keystone-France/ Gamma-Rapho/ Getty Images

Julien Gracq

Publié en septembre 1951, Le Rivage des Syrtes reçut le prix Goncourt que Julien Gracq, âgé de quarante et un ans, refusa. L'année précédente, dans son pamphlet La Littérature à l'estomac, l'écrivain avait brossé une satire des critiques, des maisons d'édition et des prix littéraires. Malgré cette fervente dénonciation de la mise en publicité des livres et des auteurs, fidèle aux éditions Corti qui lui permettront durant toute sa carrière de poursuivre son combat pour la dignité de l'œuvre littéraire, Gracq allait assister à un surcroît de publicité et de ventes du Rivage des Syrtes.

Ce récit, aux confins du roman et de la poésie, reprend le thème surréaliste de l'attente éclairée, que Breton a édifié en art de vivre. Gracq prolongeait ainsi les fruits de son expérience passée aux côtés de ceux qui s'étaient engagés à « changer la vie ». Déjà, dans Un beau ténébreux (1945), il mêlait angoisse et folle espérance, mettant en scène la race des veilleurs rongés par la certitude de l'événement. Ici, de façon plus accomplie, et comme ce sera encore le cas dans Un balcon en forêt (1958), l'attente est l'horizon à consumer qui entraîne celui qui veille dans une fuite en avant. Qu'est-ce que cela signifie, si ce n'est la volonté de voir le monde autrement, d'accomplir les pas précis qui mènent à la vérité ? L'œuvre dit l'objection de l'être face au destin.

Un récit de l'attente

Nommé « observateur » sur le rivage des Syrtes, paysage imaginaire de lagunes engourdies de silence, le jeune Aldo, à la fois héros et narrateur, incarne l'attente palpitante mais déçue au cœur d'une forteresse ruineuse. En compagnie de quatre officiers, il surveille une région enfoncée dans un sommeil sans âge, « rêvant d'une voile naissant du vide de la mer ». Gardien de la torpeur historique où depuis trois cents ans s'enlisent les États ennemis d'Orsenna et du Farghestan, Aldo sent battre la promesse d'une révélation. Chevauchant ce paysage de ruines antiques, attentif à son appel mystérieux, il transpose son exil en une source d'équilibre. Dès lors, sa tâche est d'« être plus près » afin d'« être-ici-maintenant », ceint par l'événement, dans le temps mobile du souvenir. Vanessa Aldobrandi, que Breton aurait pu qualifier de « créature inspirée et inspirante », fait éclore en lui des sentiments insoupçonnés qui le poussent à céder à la tentation. Le jeune homme s'embarque sur la mer et laisse Orsenna derrière lui : bientôt le volcan du Tängri apparaît, illuminé. Voici ranimée la guerre entre Orsenna et le Farghestan. Gracq raconte l'approche irrésistible d'un drame que provoque un être qui refuse de rester séparé de l'existence qu'il a choisie, dont chaque geste révèle le désir de se brûler à cette lumière jaillie d'une mer au bord de laquelle se balancent des existences de naufragés bienheureux. Mais, dans la Seigneurie d'Orsenna, provoquer l'événement est une transgression. En refusant l'ennui, le jeune homme devient ce guetteur qui cherche à « recomposer le monde et à lui donner un sens perdu » (Michel Murat). S'embarquer sur la mer des Syrtes, approcher les lumières de Rhâges, c'est offrir à la République d'Orsenna l'occasion d'une re-naissance, signifier le souci d'une vérité ontologique. Lorsqu'il l'a mise à jour, Aldo se dégage de son acte. Séparé des petites vies clandestines et arrêtées, il l'est à nouveau lorsque, grâce à lui, le temps est rendu aux hommes après sa découverte bouleversante. Par quoi se sent-il finalement investi, si ce n'est par ce qui n'est pas, ou plutôt par la promesse de ce qui peut advenir ? Acceptant de se perdre pour retrouver le monde, engagé dans la poésie des lieux et des instants, Aldo trouve sa justification dans le temps immobile de l'attente et de la non-révélation. Voilà pourquoi l'amour avec Vanessa est d'emblée voué à l'échec, puisqu'il nie en lui le veilleur éternel.[...]

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Pour citer cet article

Michel P. SCHMITT. LE RIVAGE DES SYRTES, Julien Gracq - Fiche de lecture [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • GRACQ JULIEN (1910-2007)

    • Écrit par Jean-Louis LEUTRAT
    • 1 980 mots
    • 1 média
    ...l'aristocratie, que sont censés être les révolutionnaires, créant ainsi une figure androgyne ambiguë dans laquelle le texte de Lorrain est retourné comme un gant. Le Rivage des Syrtes (1951) renoue avec ce thème. Vanessa ressemble à une « reine au pied de l'échafaud », mêlant la « beauté fugace d'une actrice » à...
  • LITTÉRATURE FRANÇAISE DU XXe SIÈCLE

    • Écrit par Dominique RABATÉ
    • 7 278 mots
    • 13 médias
    ...compris dans cet effort de renouvellement où la construction de l’intrigue conduit à des formes de suspension dramatique, étirant le temps, comme dans Le Rivage des Syrtes (1951) de Julien Gracq (1910-2007), roman de l’attente d’une catastrophe qui restera hors champ, ou comme dans Les Petits Chevaux...

Voir aussi