LE CAÏMAN (N. Moretti)
Après La Chambre du fils, palme d'or au festival de Cannes en 2001, Nanni Moretti s'accorde un moment de réflexion. S'investissant dans l'activité politique – dans le film d'Ettore Scola, Gente di Roma (2004), on le voit prendre la parole lors du grand rassemblement populaire de septembre 2002, piazza San Giovanni –, le cinéaste n'entreprend véritablement la préparation d'un nouveau film qu'en 2004. Le projet, envisagé d'abord comme un documentaire, tourne autour de la personnalité de Silvio Berlusconi ; il évolue rapidement vers une fiction mêlant drame et comédie. Dans Le Caïman (2006), Moretti, en effet, n'apparaît plus en tant que tel ou sous les oripeaux de Michele Apicella (son double autobiographique depuis Je suis un autarcique, 1976). Il n'est qu'un acteur qui accepte, dans la dernière partie, d'interpréter le rôle du Caïman, c'est-à-dire de Berlusconi. La trame est très habile, qui imagine la difficile production puis le tournage d'un film consacré au chef du gouvernement, depuis sa réussite comme entrepreneur bientôt propriétaire de trois télévisions privées jusqu'à son entrée en politique et son acharnement à conserver le pouvoir – fût-ce au prix de la guerre civile –, plutôt que de se soumettre aux condamnations de la justice.
Le film fonctionne par emboîtements successifs. Il y a, d'une part, une œuvre de Nanni Moretti intitulée Le Caïman. À l'intérieur de ce film se prépare et se tourne une autre œuvre intitulée Le Caïman – occasion pour Moretti de montrer, comme dans Sogni d'oro (1981) ou dans Aprile (1998), le travail de réalisation d'un film. Dans la construction du récit, Silvio Berlusconi apparaît sous trois incarnations, sans compter les extraits d'émissions télévisées où il est présent à l'image. Dans un premier temps, l'acteur Elio De Capitani s'appuie sur une ressemblance physique avec son modèle, pour interpréter le personnage dans sa phase de réussite économique et de conquête du pouvoir. Ensuite, lorsque commence la préparation du film, le rôle est joué, sans recherche de mimétisme physique, par Michele Placido ; enfin, lorsque le tournage est en cours, c'est Nanni Moretti lui-même qui, dans la terrifiante séquence finale de politique fiction, incarne à son tour un Berlusconi bravant la justice et se lançant dans des imprécations qui débouchent sur l'action violente de ses partisans. Moretti ne cache pas ses objectifs : monté pendant les derniers mois du gouvernement Berlusconi, distribué dans les salles au moment de la campagne pour les élections législatives, le film montre le dégoût des artistes et des intellectuels – de nombreux cinéastes, scénaristes, comédiens apparaissent dans de brefs rôles – à l'égard de l'homme le plus puissant d'Italie. Compromis dans des affaires sur lesquelles enquête la justice, propriétaire d'un pôle audiovisuel directement concurrent de la télévision d'État, à la tête d'un empire économique et médiatique, comment cet homme peut-il être en même temps – oubliée la question des conflits d'intérêt – le Premier ministre d'un pays démocratique ?
Même si Moretti n'a pas réalisé Le Caïman avec des objectifs exclusivement politiques et n'a pas souhaité intervenir dans le débat électoral, le film n'en témoigne pas moins d'un moment clé dans la vie de l'Italie. Au-delà du résultat des élections d'avril 2006 – la victoire de la gauche fut obtenue d'extrême justesse –, il affirme la nécessaire rébellion de l'intelligence et de l'honnêteté. Il rappelle aussi que, au-dessus des partis et des positions idéologiques, il y a le respect des règles élémentaires de la démocratie : la loi est la même pour tous !
Cependant, il serait réducteur de considérer Le Caïman sous un angle exclusivement politique. Il s'agit d'abord d'une œuvre de Moretti, dans laquelle le réalisateur – comme cela lui est coutumier, mais cette fois la chose était plus difficile – raconte l'histoire privée d'un homme au bord du divorce, Bruno (Silvio Orlando), qui se double d'un producteur spécialisé dans les films de genre à petit budget et qui, pour la première fois, essaie avec l'appui de la télévision de produire un film aux ambitions culturelles affichées, Le Retour de Christophe Colomb. Dans son désarroi de producteur aux abois, il se jette sur un scénario hâtivement lu et dont il n'a pas compris qu'il s'agissait d'un brûlot contre Berlusconi. Partagé entre une épouse (Margherita Buy) dont il est en train de se séparer et deux enfants qu'il s'efforce de protéger, il vit son métier dans l'angoisse. Harcelé et colérique, il affronte, impavide, mille difficultés. Erreur évidente, il engage un acteur fameux, Michele Placido, qui rêve de retrouver dans le rôle de Berlusconi les interprétations mémorables de Gian Maria Volontè dans les films de Rosi (Enrico Mattei dans L'Affaire Mattei) et de Petri (Aldo Moro dans Todo modo) et qui finit par abandonner le projet pour jouer le rôle plus rassurant de Christophe Colomb dans une entreprise désormais confiée à un metteur en scène aguerri. Taraudé par l'impression de ne plus rien maîtriser, Bruno se laisse emporter dans des actes de jalousie absurde. Il provoque un désastre à l'auditorium de Rome en interrompant un concert auquel participe son épouse comme choriste, puis il fuit dans la nuit et suit un convoi routier qui transporte une caravelle – apparition surréaliste digne d'un rêve éveillé, avant le retour brutal à la réalité –, une énorme maquette destinée aux prises de vues du Retour de Christophe Colomb. À l'évidence, ce personnage en crise affective et professionnelle est une des figures les plus subtiles de l'univers morettien. Faut-il aussi y voir une allégorie de l'Italien souffrant des années Berlusconi ?
À la fois charge politique, réflexion artistique sur les aléas de la création et mise en scène d'une crise privée, Le Caïman est une œuvre que seul un cinéaste en pleine possession de ses moyens pouvait conduire à bon port.
Accédez à l'intégralité de nos articles
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Jean A. GILI : professeur émérite, université Paris-I-Panthéon Sorbonne
Classification
Voir aussi