LA VIDA LOCA (C. Poveda)
Reporter-photographe franco-espagnol qui a couvert de nombreux conflits armés, Christian Poveda a été assassiné le 2 septembre 2009 au Salvador, quelques jours après avoir terminé son film documentaire La Vida Loca (production La Femme endormie). Son travail apporte un regard original sur les maras ou pandillas, ces groupes violents de jeunes qui se livrent au trafic et à l'extorsion. À l'origine, ils sont constitués par des Salvadoriens qui ont vécu aux États-Unis et ont appartenu à des gangs. Les maras se structurent autour de deux grands groupes rivaux, la Mara 18 et la Mara Salvatrucha (ou M.S.), qui reprennent des noms, des pratiques et des signes identitaires (rituels d'initiation, tatouages) des gangs des quartiers latinos de Los Angeles. Depuis la fin des conflits armés en Amérique centrale dans les années 1990, ces groupes se sont multipliés et sont devenus des acteurs de la propagation de la violence. Extrêmement stigmatisés, ils font l'objet de politiques répressives mises en œuvre par tous les gouvernements.
La Vida Loca (« la vie folle ») est l'expression utilisée par les membres des maras pour évoquer leur engagement dans le groupe, où dominent la violence, la solidarité entre mareros, les représailles entre groupes rivaux, mais également l'absence de perspectives pour nombre d'entre eux. Le film s'attache à porter un regard singulier sur ces groupes, leur rôle de structuration de la vie sociale dans des quartiers populaires. Christian Poveda a filmé le quotidien des habitants de la Campanera, une banlieue située à l'est de la capitale, San Salvador. On ne connaît que leur nom et leur âge. Aucun fil directeur ne guide le spectateur, ni commentaire en voix off, ni entretien, ni explication, ni principe de jugement. On ne découvre que progressivement qu'ils n'ont pas d'emploi, qu'ils ne bénéficient d'aucune aide ou assistance publiques, qu'ils sont issus de familles déstructurées par la pauvreté et la violence, où les pères sont absents. Pour autant, aucun ne se trouve dans une situation de pauvreté extrême, et le quartier n'est pas un bidonville. La pandilla y constitue un réseau social d'intégration, une forme d'expression positive et valorisée de leur identité d'habitants du quartier populaire, davantage établie sur des formes de solidarité que sur une appartenance à un groupe de criminalité organisée.
Dans le film, les habitants sont montrés en victimes plus qu'en acteurs de la violence. Celle de la Mara 18 n'est évoquée que par des récits d'affrontements, de vengeance annoncée après un assassinat ou d'évocation des membres morts par le passé. Aucune arme, aucune pratique violente n'apparaît. Les scènes collectives qui évoquent l'appartenance à la mara sont des gravures de tatouages, la consommation de drogue et, de manière récurrente, les enterrements au cours desquels les chants mêlent invocation religieuse et identité du groupe. Seule la scène finale, où un jeune est battu par les membres du groupe, dans un rite d'initiation qui marque son intégration, rappelle les pratiques internes de violence.
La stigmatisation de l'appartenance à la mara n'est évoquée que par le regard extérieur porté sur les habitants du quartier. Les jeunes femmes cachent leurs tatouages lorsqu'elles se rendent dans des administrations ou consultent des médecins pour soigner des blessures. La violence vient à la fois des actions d'un groupe rival, notamment la M.S., comme les assassinats dont plusieurs sont victimes, et des interventions de la police et de la justice, institutions perçues comme extérieures à leur monde. La police procède à des arrestations fréquentes sans que le motif apparaisse clairement ; le réalisateur introduit d'ailleurs des reportages télévisés présentant la version officielle des faits, sans que le spectateur puisse la confirmer. Les détentions provisoires se font dans des locaux précaires et surpeuplés, rabaissant les prévenus au rang de bétail. Le chef de la police nationale réunit dans une cour, sous la chaleur, des dizaines de mareros arrêtés, tous torse nu, et s'adresse à eux comme à des irresponsables, coupables de l'ensemble des violences que vit le pays. Les scènes de jugement rendent compte non seulement d'un langage formalisé, étranger aux habitants du quartier, mais surtout de mesures fondées sur des motivations peu claires et qui paraissent arbitraires. Certains sont détenus pour « appartenance à une bande délictuelle » ou détention illégale d'armes. D'autres sont condamnés à de lourdes peines de prison. D'autres, enfin, sont libérés, lorsque le récit officiel des policiers semble incohérent. Le suivi judiciaire de l'un des jeunes donne un bien mince espoir d'intégration : les limites du suivi éducatif et la faible implication de la famille aboutissent à sa conversion à une Église évangélique comme seule solution. Par ces peines de prison et ces détentions, vécues avec fatalisme et résignation, des familles, constituées au sein du quartier, sont détruites.
Le film de Christian Poveda n'est pas seulement un regard humain porté sur les membres des maras. Il rend compte de l'absurdité des politiques de répression. De manière plus dramatique, il montre l'hostilité des autorités à l'égard des programmes de réinsertion. Au cœur du quartier, une association d'anciens membres des maras, Homies unidos, met en place une boulangerie. En période de probation judiciaire, ceux qui y travaillent apprennent, avec difficulté, un métier mais aussi les règles de vie en collectivité. Ils font pourtant l'objet de fréquents harcèlements de la part de la police, jusqu'à ce que le four de la boulangerie soit déménagé, marquant ainsi la fin de l'activité. Le responsable de l'association est, par ailleurs, condamné par la justice à une peine d'emprisonnement pour un crime qu'il n'a pas commis.
Par un simple regard sur la vie des habitants d'un quartier, La Vida Loca déplace l'attention sur le problème des maras, en soulignant avec force et fatalité combien les raisons de l'existence de ces groupes résident, en grande partie, dans l'absence de toute perspective pour les jeunes des quartiers populaires.
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Écrit par
- David GARIBAY : maître de conférences en science politique à l'université de Lyon-II-Lumière
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