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LA MÉDECINE NAZIE ET SES VICTIMES (E. Klee)

Lorsque l'on entame la lecture du stimulant ouvrage d'Ernst Klee La Médecine nazie et ses victimes (traduit de l'allemand par Olivier Mannoni, Solin-Actes sud, 1999), on peut penser que l'objectif de l'auteur est de décrire l'implication des médecins allemands dans l'entreprise criminelle nazie. En effet, même si Ernst Klee n'anticipe pas cet objectif au début de l'ouvrage, tout conduit à y penser. L'auteur décrit minutieusement la place des médecins dans les « sélections », c'est-à-dire dans le choix des victimes pour les chambres à gaz, ainsi que dans leur utilisation comme animaux de laboratoire pour la recherche avant leur mise à mort. Le texte se structure en forme de microbiographies grâce auxquelles l'auteur dénoue le fil des événements, reconstruisant par cette succession de parcours individuels la collaboration globale des médecins avec le régime nazi. Ces microbiographies dépassent largement le cadre des années de guerre car Ernst Klee s'est occupé minutieusement de suivre la trace de ces assassins dans les décennies qui ont suivi. C'est ainsi que l'on découvre avec stupeur que, pour la plupart, ils ont mené à terme de brillantes carrières, qu'ils n'ont pas été punis pour leurs atrocités et que, de surcroît, ils ont profité des résultats des recherches meurtrières menées dans les camps.

Cependant, au fur et à mesure que l'on avance dans la lecture de l'ouvrage, on s'aperçoit que les objectifs de Klee sont bien plus ambitieux et problématiques. Il faut atteindre le dernier chapitre consacré à Joseph Mengele (« Mengele. Un généticien à Auschwitz ») pour découvrir l'hypothèse de l'auteur, dont la force est si grande qu'elle est capable de requalifier tout l'ouvrage dès son début et notamment l'ensemble de ses choix méthodologiques et thématiques. En effet, le projet de Klee n'est autre que de montrer l'autonomie de la raison médico-scientifique à l'égard de la politique nazie ; comme si la première s'était servie de la deuxième pour atteindre des buts propres.

Selon Klee, avant tout, les chercheurs auraient voulu « savoir », et cette volonté farouche de savoir se serait appuyée sur la politique nazie par le seul fait que celle-ci lui aurait donné la plus grande liberté pour se développer. Il y aurait, de ce fait, une sorte de mal radical dans cette raison scientifique, mal autonome du nazisme lui-même. « Mengele n'est pas à Auschwitz par plaisir de tuer, écrit Klee, mais parce qu'il est généticien. » Et il conclut l'ouvrage par cette phrase : « Auschwitz a été un enfer pour les détenus. Et un paradis pour la recherche, qui a pu utiliser sans frein le matériau humain. » La leçon étant, en quelque sorte, qu'il faut craindre la science au moins tout autant que l'on craint le nazisme. C'est dans cette veine que Klee note, toujours dans les derniers paragraphes de l'ouvrage, que la Deutsche Forschungsgemeinschaft, l'organe central d'auto-administration de la recherche, se plaint, en 1966, « des obstacles mis à la recherche, notamment dans le domaine de la technologie génétique et de la recherche sur les embryons ». Et l'auteur indique ensuite que « à Auschwitz, ce rêve est devenu réalité : l'emprise absolue sur les êtres humains vivants et à naître ; une orgie de recherche consommatrice ».

C'est donc cette hypothèse qui explique la construction de l'ouvrage. La succession des microbiographies vise autant à montrer l'absence de punition de ces criminels que la continuité de la raison scientifique qu'ils incarnent aussi bien avant, pendant, qu'après le régime nazi. C'est donc moins des médecins nazis dont il est question que des médecins tout court. L'hypothèse explique aussi les choix thématiques opérés par l'auteur. En[...]

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Marcela IACUB. LA MÉDECINE NAZIE ET SES VICTIMES (E. Klee) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )