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JEANNE DIELMAN, 23, QUAI DU COMMERCE, 1080 BRUXELLES

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Une femme en péril

Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles se nourrit de l’univers de Delphine Seyrig, mais également de celui de la mère de la réalisatrice, seule survivante de la Shoah dans la famille et qui sera très présente dans l’œuvre ultérieure d’Akerman. On pense à News from Home (1977) dont la bande son est composée de lettres de la mère lues par la cinéaste en voix off. Après le dîner du premier soir, Jeanne lit à son fils un billet que sa sœur lui a envoyé du Canada. La cinéaste précise : « Pourquoi je demandais de lire une lettre de cette façon ? Mais parce que ma mère lisait les lettres qu’on recevait de la diaspora de cette façon » (Bref n° 100, 2011). Le profil de la ménagère brisée se double d’une dimension inédite que des exégètes ont mise en évidence par la suite. Ce film évoque la Shoah sans la nommer.

Chantal Akerman travaille avec des plans longs, lents, prolongés ; le film est photographié frontalement et ne comprend aucun mouvement de caméra. L’espace de l’appartement est également un protagoniste cadré et monté avec recherche. La cinéaste et l’opératrice ont dû penser aux longs premiers films statiques d’Andy Warhol et à ceux de Michael Snow. Mais la problématique en est tout à fait différente : entre hyperréalisme, nouveau roman et éléments autobiographiques conduisant à une « monumentalisation du quotidien », la cinéaste fait le portrait « cubiste » d’une femme en péril.

On pourrait retrouver ici les préoccupations sociologiques de Jean-Luc Godard qui s’expriment dans Deux ou trois choses que je sais d’elle (1967, elle la prostituée, elle la ville). Mais Akerman rejette cette forme de militantisme. Elle trouve un équilibre entre un travail formel construit comme une partition musicale (avec ses thèmes et variations), proche des avant-gardes, et une thématique féministe fondée sur une observation rigoureuse des faits et gestes de Jeanne. L’attention qui se focalise sur le sujet est garante du prestige culturel exponentiel du film, de plus en plus vu, de plus en plus commenté, de plus en plus apprécié. Le 1er décembre 2022, la revue britannique Sight and Sound, dans son sondage décennal des meilleurs films de tous les temps (avec 1 639 votants internationaux), a placé Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles en tête de son classement, provoquant une violente polémique. Le film est ressorti en France, dans une copie restaurée, en 2023.

Jeanne Dielman représente, dans l’œuvre de Chantal Akerman, ce que La Maman et la Putain (1973) est dans le parcours de Jean Eustache : un sommet indépassable, et qui survient en début de carrière pour la réalisatrice. Ce film iconique répond aux préoccupations, formulées en 1974 par le théoricien britannique Peter Wollen qui souhaitait une union entre les « deux avant-gardes », l’européenne issue de ses nouvelles vagues et l’américaine pratiquée dans ses coopératives de films expérimentaux.

— Raphaël BASSAN

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Raphaël BASSAN. JEANNE DIELMAN, 23, QUAI DU COMMERCE, 1080 BRUXELLES [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Article mis en ligne le et modifié le 22/08/2023

Média

Chantal Akerman en 1985, sous l’affiche de son film <em>Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles</em> - crédits : Marion Kalter/ AKG images

Chantal Akerman en 1985, sous l’affiche de son film Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles