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EN ATTENDANT GODOT, Samuel Beckett Fiche de lecture

Parler pour tuer le temps

À une progression linéaire traditionnelle, En attendant Godot oppose une construction binaire dont la répétition suggère un cycle ininterrompu. Les notions de commencement et de dénouement s'effacent de la structure théâtrale, pour laisser place à une dramaturgie du temps, un temps non mesurable, sans repère chronologique fiable. Toutes les allusions au passé des personnages (l'âge que Pozzo donne à Vladimir et à Estragon, le souvenir vague de vendanges dans le Vaucluse) se prêtent au doute. C'est ainsi que s'opère un renversement des conditions du drame : aucune intrigue ni action unifiée ne s'inscrit dans le continuum temporel ; c'est le temps lui-même qui occupe la représentation tout entière, à tel point que la situation des personnages mime l'absurdité de celle du spectateur. Il s'agit, là aussi, d'attendre que rien n'arrive.

Beckett ne cesse d'ailleurs, à l'aide d'une théâtralité outrancière, de souligner l'artifice et la fragilité des conventions d'un tel processus : Vladimir demande à Estragon de lui « renvoyer la balle de temps en temps » ; l'entrée de Pozzo et de Lucky multiplie les effets clownesques (cris, bruits et chute) ; le soliloque de Lucky donne du monologue classique une version déstructurée et inintelligible ; enfin, comble de la mise en abyme, Vladimir et Estragon, en mimant les deux autres protagonistes, réinventent le théâtre pour tuer le temps.

Cette mise à l'épreuve des lois de la représentation dramatique l'emporte sans doute sur la portée philosophique d'En attendant Godot. La proximité de la Seconde Guerre mondiale a contribué à identifier dans la pièce le paysage mental du cataclysme passé, une réflexion sur le monde contemporain privé de transcendance, sur la misère de l'homme sans dieu. Le texte lui-même joue sans cesse de la double entente et invite à saisir çà et là des références à l'histoire sainte (Le Christ et les deux larrons), ou encore au mythe d'Œdipe (Pozzo devenu aveugle). De même, certains indices tendent à caractériser les personnages dans les termes d'un dualisme schématique : Vladimir semble tourné vers le spirituel tandis qu'Estragon apparaît préoccupé par son corps.

Mais la dramaturgie beckettienne s'acharne précisément à miner, à mesure même qu'elle semble en poser les fondements, tout édifice herméneutique. L'abondance des interprétations possibles, au demeurant toutes équivalentes, finit par épuiser la tentation du sens, que les signes du texte avaient fait naître.

— David LESCOT

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Écrit par

  • : écrivain, metteur en scène, maître de conférences à l'université de Paris-X-Nanterre

Classification

Pour citer cet article

David LESCOT. EN ATTENDANT GODOT, Samuel Beckett - Fiche de lecture [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Médias

<em>En attendant Godot</em> de S. Beckett, mise en scène d'Andrew Upton - crédits : Robbie Jack/ Corbis/ Getty Images

En attendant Godot de S. Beckett, mise en scène d'Andrew Upton

Samuel Beckett - crédits : Rosemarie Clausen/ Ullstein Bild/ Getty Images

Samuel Beckett

Autres références

  • BECKETT SAMUEL (1906-1989)

    • Écrit par Jean-Pierre SARRAZAC
    • 4 808 mots
    • 4 médias
    Dès En attendant Godot, porté à la scène en 1953 par Roger Blin, et de plus en plus radicalement avec chaque pièce nouvelle (Fin de partie, 1957 ; La Dernière Bande, 1959 ; Oh les beaux jours, 1963), Beckett jouera à plein de ce pouvoir du théâtre de rendre sensible et visible l'invisible. Pas...
  • THÉÂTRE OCCIDENTAL - Le nouveau théâtre

    • Écrit par Bernard DORT
    • 5 451 mots
    • 4 médias
    Sans doute est-ce En attendant Godotqui approche au plus près ce théâtre « visible » et « littéral » dont rêvaient Adamov et Ionesco. Alain Robbe-Grillet, qui, à la même époque, tentait aussi d'instaurer, selon la formule de Roland Barthes, une « littérature littérale », célébra dans la pièce de Beckett...

Voir aussi