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VARGAS LLOSA MARIO (1936- )

De la réalité sociale à la réalité verbale

Le livre est placé sous le signe de Balzac, dont une citation montre bien quel est l'ambitieux projet de Mario Vargas Llosa : « Il faut avoir fouillé toute la vie sociale pour être un vrai romancier, vu que le roman est l'histoire privée des nations. »

L'action se déroule pendant la dictature du général Odría (1948-1956). Le récit en lui-même ne dure que le temps de la conversation que le protagoniste, Santiago Zavala, soutient durant quelques heures avec l'ancien chauffeur de son père, le Noir Ambrosio, dans un bistrot des faubourgs de Lima : « La Cathédrale ». Au cours de cet entretien, qui se démultiplie en d'innombrables anecdotes, selon une technique étonnamment sûre et suggestive, Santiago revit les dix dernières années de sa vie. Les dialogues et la chronologie, les événements et les personnages, les décors et les portraits s'enchevêtrent et s'imbriquent dans une évocation tumultueuse qui produit un effet d'envoûtement saisissant. En rupture de ban avec sa famille de la haute bourgeoisie du quartier de Miraflores, Santiago est devenu un journaliste besogneux. Ambrosio peu à peu lui révèle le vrai visage de son père, dit « Boule d'Or » : homosexuel, assassin, dépravé. Autour de la figure du père, c'est toute la communauté des cercles dirigeants péruviens qui se dévoile. Entre les autorités politiques du pays, d'une part, et la police, la pègre, les hommes de main et le monde de la prostitution ou des affaires, d'autre part, tout un réseau de relations, de complicités, d'intérêts partagés s'est noué aux dépens du reste de la société réprimée, ouvriers, Métis, Indiens, étudiants, journalistes que fréquente le jeune Santiago. Tel est le schéma très simplifié de l'univers foisonnant que décrit ce roman dans un style dense, brutal et âpre où passent quelquefois d'étranges lueurs de pitié ou d'indéfinissable tendresse pour tous ces êtres veules ou déchirés, prisonniers d'une inextricable et sanglante comédie. Dans ce livre brûlant, Vargas Llosa porte à son comble la contestation radicale des valeurs conformistes ou faussées d'une société corrompue avec laquelle, comme Santiago Zavala, il est en désaccord total. Cette citadelle imprenable, la bonne conscience bourgeoise, le romancier la soumet à un examen corrosif qui ne ménage rien ni personne. On dirait qu'il n'y a aucun recours à « cette mélasse des jours [...], ces mois vaseux [...], ces années liquides » où Santiago Zavala – presque un double autobiographique de l'auteur – sent que son destin, à l'instar du destin de son pays, s'enlise à jamais. Au début du roman, Santiago était allé chercher son chien perdu à la fourrière où sont ramenés et tués les chiens errants par crainte de la rage qui sévit. Et c'est encore la rage qu'évoque le Noir Ambrosio dans les dernières lignes du livre : « ... peut-être qu'au bout d'un certain temps il y aurait une autre épidémie de rage et qu'on l'appellerait de nouveau, et ensuite par-ci, par-là, et ensuite, bon, ensuite il finirait bien par mourir, pas vrai, petit ? » La rage ici, comme la peste évoquée par Albert Camus, est presque une image du mal métaphysique. Ainsi, le réalisme le plus brutal ou le plus sordide prend chez ce romancier de l'intensité et de la fureur un étonnant pouvoir de suggestion symbolique et allégorique.

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Écrit par

  • : professeur émérite des Universités, membre correspondant de la Real Academia Española
  • Universalis : services rédactionnels de l'Encyclopædia Universalis

Classification

Pour citer cet article

Universalis et Bernard SESÉ. VARGAS LLOSA MARIO (1936- ) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Le romancier péruvien Mario Vargas Llosa - crédits : The Granger Collection, New York

Le romancier péruvien Mario Vargas Llosa

Autres références

  • LA FÊTE AU BOUC (M. Vargas Llosa) - Fiche de lecture

    • Écrit par Philippe DULAC
    • 983 mots

    En 1961, le 30 mai – jour de la Fête au Bouc – Rafaël Leonidas Trujillo Molina qui, depuis 1930, maintenait Saint-Domingue dans un régime de terreur et d'esclavage, était abattu dans sa voiture par des conjurés postés au bord de la route qu'il avait coutume d'emprunter. Une répression terrible s'ensuivit....

  • AMÉRIQUE LATINE - Littérature hispano-américaine

    • Écrit par Albert BENSOUSSAN, Michel BERVEILLER, François DELPRAT, Jean-Marie SAINT-LU
    • 16 898 mots
    • 7 médias
    ...officiel – Asturias, Neruda, Paz, Fuentes, Carpentier... –, il est parfois amené à ne justifier son œuvre que par son utilité. Or, de plus en plus, certains, Vargas Llosa en tête, rejettent cette « utopie archaïque » et revendiquent pour l'écrivain le droit de faire d'abord de la littérature, de l'art. L'écriture,...
  • PÉROU

    • Écrit par François BOURRICAUD, Universalis, Albert GARCIA, Alain LABROUSSE, Évelyne MESCLIER, Valérie ROBIN AZEVEDO
    • 22 303 mots
    • 8 médias
    ...processus de division interne. En revanche, la droite se renforce grâce au soutien des entrepreneurs et des banquiers, à la capacité de rassemblement de Vargas Llosa et à une idéologie néolibérale rajeunie. Le Fredemo (Front démocratique) est fondé en 1987. Son programme, qui se veut sensible aux besoins...
  • LA TANTE JULIA ET LE SCRIBOUILLARD, Mario Vargas Llosa - Fiche de lecture

    • Écrit par Philippe DULAC
    • 1 421 mots
    • 1 média

    Avec La Tante Julia et le scribouillard (1977), le romancier péruvien Mario Vargas Llosa (né en 1936) poursuit le travail de distanciation narrative et d'ironie romanesque qui est le sien depuis Pantaléon et les visiteuses (1975). Jusque-là, son projet déniait la présence d'un créateur vraiment...

Voir aussi