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VARGAS LLOSA MARIO (1936- )

Les dimensions du désir

Avec La Maison verte (La Casa verde, 1966, prix Rómulo-Gallegos), le décor s'est déplacé de Lima à Piura, ville du Nord, et à l'immense forêt vierge qui l'entoure. La « maison verte », le bordel de Piura, est le centre d'attraction d'un récit qui se subdivise en plusieurs intrigues souvent sans lien entre elles : histoire de Bonifacia, une petite Indienne recueillie par les religieuses de la mission catholique et qui deviendra la locataire du lupanar ; histoire du bandit Fushia ; histoire des habitants de la forêt vierge et de leurs démêlés avec les Blancs. Cette composition pour ainsi dire polyphonique permet au romancier de restituer, dans un vaste tableau composite et vivant, un autre aspect de la société péruvienne. Le rythme de la narration est admirable, ainsi que le jaillissement de l'invention et de la description : c'est d'un monde total que l'on veut rendre compte. Loin désormais de l'indigénisme pittoresque ou révolté d'un J. M. Arguedas ou d'un Ciro Alegría, avec ses références historiques ou mythiques au passé inca, à l'opposé aussi du traditionalisme nostalgique d'un Ricardo Palma, Vargas Llosa analyse sans réticence et sans complaisance la réalité contemporaine. Un souci de l'information directe et personnelle, la connaissance immédiate des lieux et des êtres, la rigueur de l'enquête sociologique sont les fondements de la fiction romanesque de cet écrivain : « J'ai toujours, dit-il, accumulé les choses qui m'avaient le plus impressionné dans ma vie. » En ce sens, il prolonge et transpose dans le domaine hispano-américain la tradition des grands romanciers français, principalement Balzac et Flaubert dont lui-même, d'ailleurs, se réclame. « Les grands romans – explique-t-il encore – sont ceux qui approchent, dans une certaine mesure, de l'impossible roman des romans. » La Maison verte marque une étape décisive vers ce but idéal.

Mais l'écrivain reprend d'abord son souffle avec un bref récit, Los Cachorros (Les Chiots), publié en 1967 et qui se rattache intimement, comme un rameau, au grand ensemble que forment les livres précédents. Les « Chiots » désignent ici les enfants de la bourgeoisie des beaux quartiers de Lima. Un fait divers authentique, que l'auteur avait lu dans la presse, fournit un des thèmes essentiels : un enfant a été émasculé par un chien. Dans le livre, Pichula Cuéllar – tel est son nom –, après avoir connu une sorte de gloire pitoyable, devient la cible des sarcasmes et des vexations de ses camarades ; le destin, de façon dérisoire mais inéluctable, le conduira à la mort dans quelque stupide accident de voiture. Les « chiots », quant à eux, lâchés dans la vie, sont devenus de bons bourgeois, nantis de femmes, d'enfants, de voitures, de résidences secondaires. Autour de ces personnages prend corps de nouveau un univers obsédant : le collège, les bandes d'adolescents, leurs amours, leurs jeux, leurs amitiés et leurs rivalités. Sous le masque hypocrite de ces « fils à papa » se révèlent la même cruauté, la même violence et le même égoïsme qui sous-tendent en silence le monde des adultes. Si l'on reconnaît dans Les Chiots des personnages et des lieux familiers de Vargas Llosa, l'écriture, elle, témoigne d'une sensible évolution : rythmes brisés ou haletants, phrases elliptiques mêlant sans transition style direct et indirect, échos multipliés et pittoresques de la langue parlée. Par tous ces traits, la prose de Vargas Llosa acquiert une souplesse, une vigueur et une richesse qui s'épanouissent dans le grand roman qui parachève le premier cycle de son œuvre : Conversación en la Catedral(1969, Conversation à la Cathédrale).

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Écrit par

  • : professeur émérite des Universités, membre correspondant de la Real Academia Española
  • Universalis : services rédactionnels de l'Encyclopædia Universalis

Classification

Pour citer cet article

Universalis et Bernard SESÉ. VARGAS LLOSA MARIO (1936- ) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Le romancier péruvien Mario Vargas Llosa - crédits : The Granger Collection, New York

Le romancier péruvien Mario Vargas Llosa

Autres références

  • LA FÊTE AU BOUC (M. Vargas Llosa) - Fiche de lecture

    • Écrit par Philippe DULAC
    • 983 mots

    En 1961, le 30 mai – jour de la Fête au Bouc – Rafaël Leonidas Trujillo Molina qui, depuis 1930, maintenait Saint-Domingue dans un régime de terreur et d'esclavage, était abattu dans sa voiture par des conjurés postés au bord de la route qu'il avait coutume d'emprunter. Une répression terrible s'ensuivit....

  • AMÉRIQUE LATINE - Littérature hispano-américaine

    • Écrit par Albert BENSOUSSAN, Michel BERVEILLER, François DELPRAT, Jean-Marie SAINT-LU
    • 16 898 mots
    • 7 médias
    ...officiel – Asturias, Neruda, Paz, Fuentes, Carpentier... –, il est parfois amené à ne justifier son œuvre que par son utilité. Or, de plus en plus, certains, Vargas Llosa en tête, rejettent cette « utopie archaïque » et revendiquent pour l'écrivain le droit de faire d'abord de la littérature, de l'art. L'écriture,...
  • PÉROU

    • Écrit par François BOURRICAUD, Universalis, Albert GARCIA, Alain LABROUSSE, Évelyne MESCLIER, Valérie ROBIN AZEVEDO
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    • 8 médias
    ...processus de division interne. En revanche, la droite se renforce grâce au soutien des entrepreneurs et des banquiers, à la capacité de rassemblement de Vargas Llosa et à une idéologie néolibérale rajeunie. Le Fredemo (Front démocratique) est fondé en 1987. Son programme, qui se veut sensible aux besoins...
  • LA TANTE JULIA ET LE SCRIBOUILLARD, Mario Vargas Llosa - Fiche de lecture

    • Écrit par Philippe DULAC
    • 1 421 mots
    • 1 média

    Avec La Tante Julia et le scribouillard (1977), le romancier péruvien Mario Vargas Llosa (né en 1936) poursuit le travail de distanciation narrative et d'ironie romanesque qui est le sien depuis Pantaléon et les visiteuses (1975). Jusque-là, son projet déniait la présence d'un créateur vraiment...

Voir aussi