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GIONO JEAN (1895-1970)

L'impossible mélange avec le monde

Naissance de l'Odyssée, achevé en 1927, réécriture parodique du poème homérique, est refusé par Grasset. C'est pourtant le roman fondateur qui contient en germe la plupart des thèmes à venir. Dès le naufrage initial se lit une hantise d'être dévoré par la mer, « la gueule aux dents d'écume », mais aussi bien par la terre (dont la mer est la constante métaphore chez Giono) et par la femme : autant de figures de la mère castratrice. D'emblée, donc, on est très loin de la terre idyllique dont on a voulu que Giono soit le chantre : Ulysse est terrifié par les grandes « forces » mouvantes du « magma panique ». Mais il y a dans l'homme un désir, force analogue à celles du monde ; prisonnière des « barrières de la peau », elle tend irrépressiblement à se fondre dans le monde maternel. Comment y parvenir sans être dévoré ? La réponse d'Ulysse va commander toute l'œuvre à venir : par la parole mensongère (et elle l'est précisément en ce qu'elle substitue au réel un monde inventé), il institue un domaine imaginaire, un contre-monde, où il pourra, impunément, posséder les femmes, mais aussi capter et dire le « secret des dieux », comprenons les forces du monde. Et si la parole est comparée à une fontaine jaillissante, c'est qu'elle permet l'expression de la mer comprise comme force intérieure, tout en lui évitant l'absorption par l'abîme. Devant la réussite de son mensonge, Ulysse décide de l'« utiliser sciemment ». Par là, le roman inaugure chez Giono une poétique du mensonge, qui va s'avérer toutefois à double tranchant.

La Trilogie de Pan explore les possibilités qu'a l'homme de s'approprier la terre et la femme, objets inséparables de la quête des personnages. Colline (1929) raconte la révolte de « la grande force » de la terre (symbolisée par le dieu Pan) contre le double crime (œdipien) des villageois : en labourant la terre, ils la font saigner ; le vieux Janet, « un homme qui voit plus loin que les autres », est coupable, lui, d'avoir percé les secrets de la mère nature et de les dire : il parle, et la fontaine nourricière de Lure, « la mère des eaux », se tarit. Il faut qu'il meure pour qu'elle recoule. Ainsi la parole est-elle foncièrement ambivalente : ici, elle est mauvaise et expose à un châtiment. La victoire finale des villageois est provisoire. Un de Baumugnes (1929) est l'histoire d'une vierge séduite par un proxénète beau parleur : « C'est ça qui a fait le mal ; sa langue. » Le pur Albin la rachète, et avec elle le monde entier, parce que le chant de son harmonica a su abolir le fossé tragique entre la parole (le symbolique) et le réel. On notera que ce texte inaugure la technique du récit indirect, le narrateur étant un personnage, Amédée. Voilà surtout un roman qui, sous ses allures de mélodrame (la rédemption de la fille perdue), travaille de façon très subtile sur les deux plans qu'il réfléchit l'un dans l'autre – celui de la fiction et celui de son écriture –, affirmant ainsi le caractère autoréférentiel de l'œuvre de Giono. Il met en effet en abyme son fondement même : Albin descendu des hauteurs de Baumugnes où ses ancêtres, symboliquement castrés (protestants, on leur avait coupé la langue), s'étaient réfugiés, c'est l'écrivain résolu à se frotter à l'« en bas » dévorateur, c'est-à-dire au monde véritable des « batailles » (qu'en réalité, en « déserteur » qu'il est, il a fuies dès lors qu'il a fait retrait dans le contre-monde de la littérature), ou encore à la Femme, ange et démon, belle et bête (la fille s'appelle « Angèle Barbaroux »), pour que son livre, loin d'être désincarné, soit retrempé dans la matrice même des choses. Mais l'écrivain se projette d'abord sur Amédée, le vieil ouvrier agricole, un des premiers autoportraits de l'auteur en « grand-père[...]

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Pour citer cet article

Laurent FOURCAUT. GIONO JEAN (1895-1970) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • LE HUSSARD SUR LE TOIT, Jean Giono - Fiche de lecture

    • Écrit par Philippe DULAC
    • 1 131 mots

    C'est en 1946 que Jean Giono (1895-1970) entreprend Le Hussard sur le toit. Mais des pannes d'écriture le forcent à en interrompre à deux reprises la rédaction. Six autres de ses romans voient le jour avant qu'il n'en achève l'écriture. La publication, en 1951, met un terme aux vicissitudes que...

  • JEAN LE BLEU, Jean Giono - Fiche de lecture

    • Écrit par Guy BELZANE
    • 1 391 mots

    Jean le Bleu est un récit autobiographique de Jean Giono (1895-1920) publié en novembre 1932 chez Grasset. Peu auparavant, plusieurs fragments avaient paru dans des revues, dont « La femme du boulanger » à la NRF. Fils unique d'une famille pauvre de Manosque, Giono a trouvé sa vocation d’écrivain...

  • UN ROI SANS DIVERTISSEMENT, Jean Giono - Fiche de lecture

    • Écrit par Philippe DULAC
    • 1 004 mots

    Rédigé à la fin de l'été 1946, en à peine plus d'un mois, publié en 1947, Un roi sans divertissement est le premier d'une série de récits d'un genre nouveau chez Jean Giono : celui des chroniques romanesques. Au contraire des romans d'avant guerre, comme Le Chant du...

  • BACK FRÉDÉRIC (1924-2013)

    • Écrit par Bernard GÉNIN
    • 806 mots

    Cinéaste d’animation, Frédéric Back est né le 8 avril 1924 à Sankt Arnual, près de Sarrebruck (Sarre). Après avoir étudié à Strasbourg, il intègre l’école régionale des beaux-arts de Rennes et commence une carrière de peintre. Il s’installe à Montréal en 1948, où il enseignera...

  • LITTÉRATURE FRANÇAISE DU XXe SIÈCLE

    • Écrit par Dominique RABATÉ
    • 7 278 mots
    • 13 médias
    ...sa dimension apologétique, semble nourrir les écrivains de la moitié du siècle, comme on le voit avec le titre même d’Un roi sans divertissement (1947) de Jean Giono (1895-1970) qui confronte son personnage principal, Langlois, à l’énigme de crimes gratuits et se termine par un suicide grandiose.
  • PASTORALE, genre littéraire

    • Écrit par Daniela DALLA VALLE CARMAGNANI, Jacqueline DUCHEMIN, ETIEMBLE, Charlotte VAUDEVILLE
    • 6 864 mots
    ...un troupeau de brebis que l'on menait à l'étable. » Non pas seulement pédérastie : la pastorale gidienne se prétend aussi apologie du « dénuement ». Et Giono ! Timpon, gargoulette, flûte éolienne, chants et jeux dramatiques de bergers sous Le Serpent d'étoiles, qui donc jamais chanta plus lyriquement,...

Voir aussi