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RIVETTE JACQUES (1928-2016)

Théorie du complot

Sorti en 1961, le film est un échec public total, mais Rivette connaît pourtant un moment de célébrité avec la polémique qui a accompagné la censure de Suzanne Simonin. La Religieuse de Diderot (1965-1966), dont le rôle-titre est interprété par Anna Karina, qui visait moins la religion que le mysticisme aveugle et la violence qui découlent de la claustration forcée. Au lieu du film grivois attendu, un large public a pu découvrir, après seize mois d’interdiction totale, une œuvre volontairement glaçante et austère. Dans ses deux premiers films, Rivette s’est senti prisonnier des scénarios, pourtant écrits par lui-même et Jean Gruault. La réalisation pour la télévision de Jean Renoir, le patron (1966), dans le cadre de la série Cinéastes de notre temps, lui permet d’expérimenter in vivo la méthode de Renoir, dans laquelle le metteur en scène n’est plus un démiurge omniscient mais un simple observateur de ce que trament les acteurs presque à son insu. L’élève de Balzac et Fritz Lang qu’était Rivette critique passe de « la recherche de l’absolu » à « la recherche du relatif » (titre de la première partie).

Les deux films qui suivent constituent le noyau vital et parfois mythique de l’œuvre à venir. Dans L'Amour fou (1967-1968), Sébastien (Jean-Pierre Kalfon) monte Andromaque au théâtre. Les répétitions sont filmées en 16 mm par un réalisateur de télévision (André S. Labarthe). Claire (Bulle Ogier) quitte le théâtre et s'enferme dans l'appartement qu'elle partage avec Sébastien, s’enfonçant dans la folie...

Malgré la ressemblance anecdotique avec Paris nous appartient, L’Amour fou n’en constitue pas un remake mais une réinvention, un authentique work in progressde plus de quatre heures, où film et tournage sont à la fois totalement imbriqués et indépendants : Labarthe filme Kalfon montant réellement son Andromaque tandis que Rivette enregistre répétitions et reportage, découvrant en fin de parcours son propre film, L’Amour fou. Celui-ci va devenir un film culte pour une génération de cinéphiles passionnés, autant pour ce qu’il reflète indirectement de son époque (les désillusions de l’après-Mai-68) que par la révolution qu’il opère dans l’idée d’auteur, de tournage, de création artistique en général. « Moins on intervient, confie Rivette à Yvonne Baby, et plus ce qu'on voit semble être une projection spontanée de ce qu’on a de plus caché. C’est alors que l’on a l’impression de “s’apprendre”, c’est comme si on se regardait dans un miroir qui joue vraiment son rôle » (Le Monde, 2 octobre 1968). La durée inhabituelle du film transforme également la fonction jusqu’alors admise du spectateur qui n’est plus à « diriger », comme le préconisait Hitchcock, mais devient bel et bien l’un des acteurs d’une expérience, dans laquelle il peut ou non s’investir ou s’en aller. « La durée, conclut Rivette, est devenue le vrai sujet du film. » Il est difficile de ne pas rapprocher cette démarche de celles des écrivains du « nouveau roman » ou d’artistes plasticiens américains comme Mark Rothko ou Jackson Pollock. Lorsqu’un critique et théoricien tel que Harold Rosenberg écrit en 1952 à propos de Pollock : « Ce qui devait passer sur la toile n’était pas une image, mais un fait, une action », n’annonce-t-il pas la démarche de L’Amour fou ?

Deux ans plus tard, Rivette pousse l'expérience à l'extrême avec Out 1 (1970-1971), en multipliant par deux les répétitions théâtrales. Sa durée (douze heures quarante) rend Out 1 : Noli me tangere inexploitable, après une unique projection historique en 1971. La version courte de quatre heures quinze, Out 1 : Spectre, est un échec, mais contre toute attente Céline et Julie vont en bateau (1974) connaît, lui, le succès. Pourtant, le film repose sur des ingrédients[...]

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Écrit par

  • : critique et historien de cinéma, chargé de cours à l'université de Paris-VIII, directeur de collection aux Cahiers du cinéma

Classification

Pour citer cet article

Joël MAGNY. RIVETTE JACQUES (1928-2016) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Jacques Rivette - crédits : Javier Echezarreta/ EPA

Jacques Rivette

Autres références

  • NE TOUCHEZ PAS LA HACHE (J. Rivette)

    • Écrit par Joël MAGNY
    • 1 127 mots

    Depuis son premier long-métrage, Paris nous appartient (1960), en passant par Out 1 (1970), L'Histoire des treize d'Honoré de Balzac est pour Jacques Rivette une source d'inspiration. L'adaptation du volet central de la trilogie balzacienne, La Duchesse de Langeais, ne saurait...

  • CENSURE

    • Écrit par Julien DUVAL
    • 6 228 mots
    • 1 média
    ...ou condamnés à une diffusion restreinte. C'est le souci des « bonnes mœurs » qui a le plus souvent justifié ces décisions. En 1965, une adaptation par Jacques Rivette de La Religieuse de Diderot est interdite parce qu'elle met en scène une sœur sadique et une autre saphique. La représentation de la sexualité...
  • CINÉMA (Aspects généraux) - Histoire

    • Écrit par Marc CERISUELO, Jean COLLET, Claude-Jean PHILIPPE
    • 21 694 mots
    • 41 médias
    ...est abordée la trouble période des années 1930, avant de réaliser un vieux rêve : l'adaptation, en 2007, de L'Astrée d'Honoré d'Urfé. Jacques Rivette, né en 1928, qui construit une œuvre exigeante (Out One, 1971 ; Céline et Julie vont en bateau, 1974), poursuit son travail dans une...
  • GRUAULT JEAN (1924-2015)

    • Écrit par Joël MAGNY
    • 752 mots

    Acteur, metteur en scène de théâtre, auteur dramatique, romancier, librettiste d’opéra, Jean Gruault a marqué l’histoire du cinéma par son travail de scénariste. S’il avait écrit pour des réalisateurs tels que Robert Enrico ou Gavin Millar, il était surtout de la famille de la nouvelle...

  • KARINA ANNA (1940-2019)

    • Écrit par Jacques KERMABON
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    • 2 médias

    Icône de la nouvelle vague, Hanne Karin Bayer est née à Solbjerg, au Danemark, le 22 septembre 1940. Elle a souvent raconté ses parents séparés dès son plus jeune âge, son enfance auprès de ses grands-parents, le retour chez sa mère à la mort de sa grand-mère, les relations difficiles avec son deuxième...

Voir aussi