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CRÉBILLON PROSPER (1674-1762) & CLAUDE PROSPER (1707-1777)

Crébillon fils, entre sensualisme et orientalisme

« Si jamais le public honore mes faibles talents d'un peu d'estime, si la postérité, en parlant de vous, peut se souvenir que j'ai existé... » Les termes par lesquels le fils dédie à son père Les Égarements du cœur et de l'esprit étaient-ils ironiques ? Après avoir appris la rhétorique chez les jésuites de Louis-le-Grand et la vie chez les épicuriens, Claude Prosper donne, en 1730 son premier ouvrage, Le Sylphe, un conte qui substitue aux évanescences platoniciennes des réalités bien matérielles. En 1732, c'est le lamento féminin des Lettres de la marquise de M*** au comte de R***. Deux ans encore plus tard, L'Écumoire, ou Tanzaï et Néadarné, histoire japonaise joue trop lestement des décalages entre le mariage et le désir, et ne ménage pas les allusions à l'actualité. Une lettre de cachet expédiera l'auteur cinq jours à Vincennes. Viennent ensuite Les Égarements du cœur et de l'esprit, publiés en deux temps en 1736 et 1738, Le Sopha (1742), nouveau conte de fées pseudo-oriental qui vaut cette fois au romancier un exil de trois mois hors de la capitale, Les Heureux Orphelins et Ah quel conte ! en 1754, puis deux dialogues rédigés quelques années plus tôt, La Nuit et le Moment en 1755 et Le Hasard au coin du feu en 1763, enfin Les Lettres de la duchesse (1768) et les Lettres athéniennes (1771). À la fin de sa vie, Crébillon a le plaisir de voir une collection de ses œuvres publiée en sept volumes et de bénéficier comme son père d'une charge de censeur, transformée en pension sur le Mercure.

Contes orientaux ou bien évocations de la société française contemporaine, recueils épistolaires, Mémoires à la première personne ou bien dialogues, les romans de Crébillon sont marqués par une profonde unité. Héritiers à la fois de l'analyse classique, qui applique à la connaissance du cœur la rigueur de la méthode cartésienne, et de la nouvelle philosophie sensualiste, qui place les réalités physiques et sensorielles à la base de toutes les manifestations sentimentales aussi bien qu'intellectuelles, ils décrivent une humanité soumise à l'inconstance du désir, aux exigences de l'amour-propre et aux subtilités du langage. La Princesse de Clèves célébrait la victoire de la raison sur l'amour, les fictions de Crébillon constatent la victoire de l'amour sur le devoir, du désir sur l'amour et souvent même de la vanité sur le désir.

« Je ne veux pas aimer » : l'affirmation de la marquise de M*** dans la première de ses lettres ne résiste pas longtemps aux sollicitations du comte de R***. Le roman nous offre les seules missives de la marquise, disjointes des réponses de l'amant. « On assiste à un duo dont on n'entend qu'une voix » (Jean Rousset). Le lecteur est donc invité à reconstituer la part manquante du drame : le discours de l'homme à bonnes fortunes qui profite des infortunes conjugales de la marquise sans être capable de comprendre la passion qu'elle lui voue, encore moins d'y répondre. La différence de statut formel entre les deux épistoliers figure le déséquilibre psychologique et social entre deux partenaires auxquels les lois du monde n'accordent pas les mêmes droits : à l'homme les facilités du libertinage, à la femme le sombre bonheur d'une passion sans répondant. Dans ces pages qu'on a dites stendhaliennes, « l'émotion, selon la formule de Jean Dagen, coexiste avec la perception de l'artifice qui devrait l'abolir ». Les illusions dont se berce la marquise disent le besoin d'amour et l'impossibilité de le trouver dans les tourbillons de « la bonne compagnie ».

Les Égarements du cœur et de l'esprit donnent la parole à un homme qui raconte sa vie ou, plus exactement, son entrée dans le monde et sa[...]

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Écrit par

  • : professeur de littérature française à l'université de Paris-IV-Sorbonne

Classification

Pour citer cet article

Michel DELON. CRÉBILLON PROSPER (1674-1762) & CLAUDE PROSPER (1707-1777) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • LES ÉGAREMENTS DU CŒUR ET DE L'ESPRIT, Claude-Prosper Jolyot de Crébillon - Fiche de lecture

    • Écrit par Michel DELON
    • 1 073 mots

    Longtemps le romancier des Égarements a été nommé Crébillon fils (1707-1777). La célébrité d'un père dramaturge et membre de l'Académie française, Prosper Crébillon (1674-1762), ne semblait pas pouvoir être comparée avec celle d'un auteur de récits romanesques, la dignité de l'alexandrin...

  • LIBERTINAGE

    • Écrit par Michel DELON
    • 3 267 mots
    ...tâchaient de faire des libertines. On disait encore à une femme : je vous aime, mais c'était une manière polie de lui dire : je vous désire. » Qu'il choisisse un décor contemporain ou bien oriental, un récit à la première personne, une forme épistolaire ou un dialogue, Crébillon fils fournit à...
  • LIBERTINS

    • Écrit par Robert ABIRACHED, Antoine ADAM
    • 5 715 mots
    ...et de dissipation, liberté de ton et de parole, etc. Le libertin est l'homme à bonnes fortunes, du coquin au débauché, du polisson au licencieux. C'est Crébillon fils (1707-1777) qui, le premier, a proposé une définition précise et fondé du même coup une typologie du libertinage qui allait connaître un...

Voir aussi