AUTOFICTION
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La table de soi-même
La nébuleuse dite autofiction semble aujourd'hui se séparer en deux branches, dont l'une majore le préfixe auto- et l'autre, le substantif fiction. Doubrovsky, en dépit de sa revendication romancière, reste rivé au geste autobiographique ; Alain Robbe-grillet, lui, fuit par tous les moyens, et les plus rusés, le réalisme référentiel. Dans toute la saga doubrovskienne, il n'y a pas un seul personnage fictif ; la trilogie robbe-grillettienne, elle, s'organise structurellement autour de l'ostensiblement fictif Henri de Corinthe. Le champ de la fiction intègre chaque élément – Brest, Paris, le S.T.O. –, et jusqu'au nom même d'Alain Robbe-Grillet, devenu fictif, figure comme un répliquant, au pays de la fiction, du Alain Robbe-Grillet socialement identifié : il en devient, en régime « pseudo », le pseudonyme-homonyme. Certes, on pourrait s'interroger sur la réussite de cette visée : le romancier des « Romanesques » a-t-il su vraiment faire passer du côté de la fiction ce désignateur rigide qu'est le nom de personne ? Ici compte le seul projet, qui était de fictionnaliser jusqu'à son état civil et d'exclure toute information d'ordre historique ou génétique. Si Doubrovsky, le vrai, ne parvient pas à devenir un Doubrovsky fictif, la personne réelle de Robbe-Grillet, elle, se dissout et se métamorphose dans la fausseté corinthienne. Ici s'impose le recours à la catégorie bergsonienne de la fabulation. Les mythes, les superstitions, les fables, les fictions auraient, selon Bergson, pour fonction essentielle de nous prémunir contre les intolérables vérités de la raison et de la science. Contre ces vérités, l'élan vital doit produire des croyances magiques et absurdes. Et Freud lui-même a montré l'efficacité de la fonction de la méconnaissance. Robbe-Grillet a donné un beau départ à cette métamorphose du vieux récit de vie en un opéra fabuleux.
Peut-être l'autofiction disparaîtra-t-elle par scission, rejoignant les deux pôles opposés de la véridiction et de la fiction, se reversant en partie dans l'autobiographie, en partie dans le roman. Alors, dans l'intervalle, rien n'aura eu lieu que le lieu, et un texte, historiquement circonscrit. Mais peut-être, à l'inverse, comme l'arc et la lyre selon Héraclite, la tension des forces contraires rendra-t-elle le son le plus troublant, le jet le plus puissant ! Hervé Guibert, avec Le Mausolée des amants (2001), qui permet de relire les écrits antérieurs, Marguerite Duras, avec le montage de textes intitulé La Douleur (1985), en ont donné de grandes preuves. Si une nouvelle autofiction peut naître et croître, elle pourrait s'inspirer d'une déclaration de Jacques Derrida, dans le quotidien Libération : « Plus j'avançais, plus je me suis autorisé à me mettre en scène, mais de façon fictive. C'est à la fois irréductiblement singulier, mais exemplaire de situation universelle. » Jacques Derrida, à propos de Maurice Blanchot, avait d'ailleurs dessiné cette fiction de soi, qui va jusqu'au vertige fixe. La fictionnalisation radicale de soi risque alors d'approcher ce qu'on pourrait appeler une folie-fiction, où le moi met en jeu sa destruction ou son aliénation.
L'actualité littéraire met en évidence la vogue du terme autofiction dans la critique, qui touche les doctes, et dans la création, qui touche le grand public, par le livre, mais aussi par le cinéma et par la vidéo. Pour la critique, il faut dénoncer l'abus qui fait qualifier d'autofiction ce qui est de la belle et bonne autobiographie : l'idolâtrie de la fiction et la sous-estimation du témoignage sont d'ailleurs partagées par beaucoup d'écrivains qui, à l'exemple de Doubrovsky, se déclarent autofictionneurs pour ne pas être traités d'autobiographes et fabriquent[...]
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Écrit par
- Jacques LECARME : professeur de littérature française à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
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