LE MONDE DU SILENCE, film de Jacques-Yves Cousteau et Louis Malle

Ontologie du cinéma

Le Monde du silence est un film très connu des théoriciens du cinéma car le critique André Bazin en a fait la pierre de touche de sa conception « ontologique » du cinéma (on désigne ainsi la capacité du bien-nommé objectif de la caméra à rendre fidèlement le réel). « Car enfin les beautés du film sont celles de la nature et autant donc vaudrait critiquer Dieu », écrivit-il en réponse aux détracteurs de Cousteau... Pourtant, n'en déplaise à Bazin, le « réel » y est malmené. En l'absence de tout son direct, les marins se doublent eux-mêmes, sans naturel, en rejouant pour la caméra des scènes qu'ils ont d'abord vécues... Le filmage en contrechamp d'un « premier contact » (avec une île déserte, avec un bateau grec...) trahit le fait que l'équipe de tournage elle-même a dû déjà établir le contact pour réussir à tourner ce plan... La puissance ontologique du cinéma s'exprime mieux à travers des détails – une coupe de cheveux, un maillot de bain disent brusquement les années 1950... L'âge du film est également indiqué par la violence qu'aux yeux du spectateur actuel sème l'équipe de la Calypso sur son passage : on s'assoit sur une tortue le temps de prendre le repas de midi, on dynamite une barrière de corail afin d'en recenser les poissons, on achève d'une balle dans la tête le bébé-cachalot lacéré par l'hélice de la Calypso... Quant aux requins qui se mettent à mordre la dépouille du bébé en question, on les harponne avant de les hisser sur le pont pour les massacrer à coups de hache ! (« Haine ancestrale des plongeurs pour le requin », explique Cousteau... et pourtant les requins se contentent d'être eux-mêmes). Tout aussi peu « politiquement correct », le commentaire en « p'tit nèg' » de la ponte des tortues géantes nous rappelle que c'était le temps des colonies...

Le commandant corrigera le tir dans les années suivantes, devenant plus prudent, plus darwinien et surtout ouvertement écologiste – la version vidéo du Monde du silence sortira ainsi agrémentée d'un appel à signer une « pétition pour le droit des générations futures », afin que cessent les outrages faits à la nature.