LA PEINTURE MONOCHROME. HISTOIRE ET ARCHÉOLOGIE D'UN GENRE (D. Riout)

Ainsi que l'indique le sous-titre de l'ouvrage La Peinture monochrome(éd. Jacqueline Chambon, Nîmes, 1996), le patient et méticuleux travail mené par Denys Riout a d'abord consisté à définir le statut de la peinture monochrome au sein de l'histoire de l'art avant de relever les toutes premières traces de son apparition. Car la replacer dans l'histoire de l'art requiert une investigation d'ordre plutôt logique que chronologique.

Pour l'auteur, c'est l'apparition du genre reconnu en tant que tel qui fait date, et c'est l'impact d'une notion, voire d'un concept, qui fonde et légitime la peinture monochrome comme esthétique constituée. Or cette esthétique a ses règles et ses codes, censés réunir les créateurs et le public autour de quelques critères précis permettant de produire la peinture monochrome ou de parler d'elle. Étant donné la nature de l'objet étudié, le principal critère est celui du report concret d'une seule couleur sur la toile – dans son ouvrage, Denys Riout s'est presque exclusivement intéressé à la peinture. Un tel critère s'il est nécessaire n'est pas suffisant. Il n'existe pas en effet de définition suffisamment circonscrite pour nous permettre de vérifier si telle œuvre fait bien partie de la famille des monochromes. Il ne suffit pas qu'un artiste – romantique, impressionniste, moderne ou contemporain – produise une œuvre composée avec une seule couleur pour que celle-ci soit reconnue comme appartenant à la catégorie « peinture monochrome ». Il ne suffit pas non plus qu'un artiste le décrète, car au projet esthétique doit s'allier la reconnaissance par le public d'un genre précis. En outre, l'artiste et ceux qui le soutiennent doivent prendre conscience qu'ils sont, justement, en train de définir un genre. Qu'il y ait eu des précurseurs au siècle dernier, des tentatives plus ou moins réussies, ne permet pas de remettre en cause la production de celui qui est conscient de réaliser non seulement un objet singulier, mais surtout un concept correspondant à cet objet.

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Selon Denys Riout, la création du concept générique ou, plutôt, l'invention du genre peinture monochrome doit être attribuée à Yves Klein ; ce qui justifie que l'ouvrage commence par cet artiste et se termine au xixe siècle. Sans doute, d'autres artistes avant Yves Klein, notamment Rodtchenko et Malevitch, ou plus près de lui Rauschenberg, parfois au même moment, mais sans connaître son travail, tel Ellsworth Kelly, avaient réalisé des monochromes, mais seul l'artiste français avait su faire de la peinture monochrome le projet par excellence de toute peinture, le but ultime de toute la peinture. Le concept de monochrome devint avec Yves Klein une esthétique totale, pouvant être étendue à de multiples objets. Plus de salut en deçà du monochrome, plus de vie et, enfin, plus d'art si ce n'est celui, totalement monochrome, que proposait Yves Klein, qui voulait incarner à lui seul la monochromie. Sa seule présence relevait de l'esthétique généralisée de l'expérience monochrome révélée aussi bien par l'éponge bleue qu'il plaçait sur un socle que par l'immensité bleue du ciel, vaste monochrome immatériel qu'il s'appropriait mentalement. Avec le sens aigu de l'autopromotion et de la publicité qui lui était naturel, le projet de Klein totalisait et dépassait à la fois tout ce qui avait été fait avant lui et tout ce qui allait venir après.

Malgré la place centrale qu'il donne à Yves Klein, Denys Riout ne fait pourtant pas de son œuvre, aussi ambitieuse soit-elle, le modèle de la peinture monochrome. Klein a pourtant grandement contribué à la propagation du genre, et la volonté d'en rechercher l'essence est enregistrée officiellement par la première exposition thématique consacrée à la peinture monochrome, le 18 mars 1960 au Städtichess Museum de Leverkusen. Depuis, on ne compte plus les expositions consacrées à ce thème, d'autant que pour nombre de jeunes artistes le genre est toujours d'actualité, actualité qui se rattache au passé de la peinture monochrome – à commencer par l'abstraction – par une articulation logique. Les peintures radicales de Malevitch (les célèbres Quadrangle noir, 1915, et Carré blanc sur fond blanc, 1918) inaugurent une première voie du monochrome, sous-tendue par l'idée de transcendance. Avec Malevitch, le monochrome, peinture sans objets et peinture sans objet, devient le lieu d'accès à l'absolu, la nouvelle icône de l'invisible. L'idée que la couleur seule peut éclipser le monde des objets, prendre leur place et devenir l'être même de toute peinture, a eu des répercussions jusqu'à notre époque. De Kandinsky à Miró, de Newman à Charlton, un au-delà de la peinture s'impose, dont les limites sont toujours reculées mais dont le caractère absolu est toujours aussi marqué. L'autre voie, que l'on pourrait dire « matérialiste » et « formaliste », fut ouverte par Rodtchenko (avec les toiles peintes en rouge, jaune et bleu présentées à Moscou en 1921), par l'unisme, mouvement des années 1920 et 1930 créé par Strzeminski ; on en trouve un prolongement dans l'œuvre de Kelly. Cette voie sous-tend, quant à elle, des problématiques fondamentalement picturales. Assurément, qu'il s'agisse de l'aile mystique ou de l'aile matérialiste de la peinture monochrome, une idée commune (peindre une seule couleur) ne signifie en rien produire des peintures semblables.

Sans viser à l'exhaustivité, l'ouvrage de Denys Riout propose d'étudier le sujet par l'« exemplarité », par les cas « jugés significatifs » ; malgré cela ou, plus exactement, grâce à cela, un nombre considérable de peintures monochromes nous est offert. Mais le sont-elles toutes véritablement ? L'auteur n'aborde pas cette question de front, mais dans sa logique des concepts il a recours à l'histoire et à l'archéologie d'un genre, éclairé par des exemples concrets. La richesse des exemples proposés ainsi que la fine analyse de leurs articulations dans l'histoire de l'art, plutôt que d'aboutir à une nouvelle « querelle des images », nous plonge au contraire au cœur du problème. Qu'il s'agisse de la tradition du monochrome fictif, pratiqué au xixe siècle par les caricaturistes des Salons (des dessins représentant des toiles complètement noires ou complètement grises portent en titre Effet de nuit ou Effet de brouillard), ou du fameux Album primo-avrilesque d'Alphonse Allais publié en 1897 (on y trouve, entre autres, la reproduction d'une toile uniformément rouge ayant pour titre Récolte de la tomate sur les bords de la mer Rouge par des cardinaux apoplectiques), et en comptant bien sûr toutes les œuvres d'art plus sérieuses (Newman, Reinhardt, Ryman, Brice Marden...), on s'aperçoit vite que cette définition claire et précise devient de plus en plus difficile à cerner. Chaque exemple semble remettre en cause la « définition » de la monochromie illustrée ailleurs. Le problème n'est pas qu'il existe bel et bien de multiples monochromes, mais qu'il existe un genre auquel, en dernière instance, semblent ne pas correspondre parfaitement des objets singuliers. D'un point de vue spéculatif, nous sommes insatisfaits, car, comme le rappelle Denys Riout, la peinture monochrome « échappe à toute tentative de définition ontologique ». Nous nous retrouvons alors, à la fin de cette passionnante investigation, dans une situation paradoxale, chère à une certaine pensée esthétique, qui est de pouvoir montrer des monochromes sans pour autant pouvoir affirmer qu'ils sont l'exemple parfait et définitif du genre de la peinture monochrome. Malgré cette difficulté d'ordre philosophique, l'ouvrage de Denys Riout présente une ample reconstruction du genre et apporte de nombreux éléments de réponse.

— Jacinto LAGEIRA

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Écrit par

  • : professeur en esthétique à l'université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne, critique d'art

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