LA GRANDE TRAVERSÉE (S. Soderbergh)

L’art de l’improvisation

En effet, les interprètes furent souvent laissés libres de concevoir le backgrounddétaillé de leurs personnages, leurs futures relations, ainsi qu'une partie de leurs dialogues, tout en respectant la structure très élaborée du scénario. D'où le naturel de leur jeu, qui apporte beaucoup de crédibilité à un ensemble d'intrigues a priori plutôt artificiel. Meryl Streep particulièrement, qui exprime avec une profonde justesse son désarroi face à son âge avancé, ses retrouvailles tardives voulues, puis mal assumées, et son blocage créatif tenu secret. Elle joue de ses yeux écarquillés, bien encadrés par les montures noires de ses grandes lunettes, de sa voix hésitante et surtout de sa main droite, portée au visage à plusieurs reprises, judicieux comportement représentatif du mal-être insidieux de son personnage. Il en va de même pour Candice Bergen, très à l'aise dans le rôle de Roberta, femme mal divorcée, vendeuse de lingerie dans un magasin de Dallas, qui joue sans vergogne de son embonpoint pour exploiter ce qui lui reste de potentiel séducteur avant de régler ses comptes avec son amie de jeunesse. Un jeu fort pertinent dans lequel son regard en coin, accompagné d'un sourire coquin, apporte une touche comique bienvenue à une histoire où le cynisme règne. Dianne Wiest, quant à elle, présente un jeu de même niveau dans le rôle d'une avocate engagée de Seattle, elle aussi convaincue d'avoir servi de modèle à Alice, mais qui se montre moins revancharde – une attitude que l'actrice exprime avec un impressionnant dosage de retenue et d'humour parfois cinglant. Gemma Chan en agent littéraire intrigant et Lucas Hedges en neveu maladroitement amoureux, contribuent pleinement eux aussi à la parfaite harmonie narrative et esthétique de ce film, qui rejoint celle des plus belles réussites de Steven Soderbergh, Kafka (1991), Erin Brockovich (2000) et autres The Laundromat (2019).