LA CAPITALE DES SIGNES. PARIS ET SON DISCOURS (K. Stierle)
Dans La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, E. R. Curtius souligne le rôle capital qu'a joué pour la culture occidentale la métaphore du « grand livre du monde » où la nature tout entière se donne à déchiffrer. Cette garantie d'un ordre cosmique a dû, à partir du xve siècle, céder le pas devant une autre forme de lecture, non plus théologique mais scientifique, bouleversant le rapport entre essence et apparence, et chassant l'homme de la position centrale qu'il occupait dans le drame de la création.
La somme de Karlheinz Stierle, La Capitale des signes (trad. M. Rocher-Jacquin, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, Paris, 2001) témoigne de la reprise – répétition et dépassement – d'une telle métaphore. À travers la représentation de « Paris, capitale du xixe siècle » pour reprendre le titre d'une autre œuvre-somme, celle de Walter Benjamin, la ville se substitue à la nature, tout comme l'artifice forgé par l'homme à l'ordre voulu par Dieu : « Paris est à la fois le monde et le livre. La ville qui se considérait comme „abrégé de l'univers“ est aussi la première à concevoir le projet de rassembler symboliquement en elle le monde, à une échelle lisible. » Dans la lignée des travaux de H. R. Jauss et de l'esthétique de la réception, le projet de Karlheinz Stierle est de reconstituer les différents modes de cette lisibilité, condition à la fois d'une perception et d'une création nouvelles. Dans des pages éblouissantes, l'étude des principaux acteurs de ce périple sémiotique – Rousseau, L. S. Mercier, Balzac, Hugo, Nerval et Baudelaire, notamment – alterne avec l'analyse des nouvelles techniques de représentation – « tableaux », physiologies, caricature, affiche, mode, feuilleton – qui, en rendant compte d'une réalité aussi muable qu'hétérogène, ont bouleversé la forme de l'œuvre littéraire. Car si l'ancien livre de la nature supposait un réseau de signes à déchiffrer, il n'en demeurait pas moins lié à l'esprit divin dont il était l'émanation. Il en va tout autrement dans la ville-univers : bien loin d'être arrimé à un dieu qui s'est désormais retiré, l'espace des signes se découvre fluctuant, éternellement différent et hasardeux, voué à la dérive et privé de toute eschatologie – même si l'utopie politique, comme chez Hugo, peut en tenir lieu. Son temps est désormais celui du « maintenant » – de la présence controuvée, disséminée en une myriade de représentations. Davantage, ce « maintenant » ne cesse de mêler à la manière d'un palimpseste des temps non simultanés, réveillant le passé dans le présent, multipliant les vestiges de mémoire qui insufflent à la ville-texte un dynamisme sans précédent. Des premiers pas du promeneur solitaire dans ce monde sans assise au flâneur baudelairien, c'est l'histoire de notre modernité que Stierle retrace ici à travers l'analyse de telle ou telle œuvre clé. Citons notamment les belles pages sur le Tableau de Paris, Le Colonel Chabert, « le Cygne », ou encore la figure de Dupin, le génial détective imaginé par Poe.
Dans cette constellation, l'entreprise de Balzac s'avère centrale. Car c'est lui qui permet le passage de l'approche de la ville conçue comme « tableau », du kaléidoscope de scènes et d'anecdotes chères à L. S. Mercier, à une narration mêlant étroitement destin individuel et exemplarité du mythe. À l'auteur-observateur d'avoir suffisamment de science pour, à partir du détail révélateur et de l'inquiétante étrangeté qui s'en dégage, se mêler intimement aux existences qui peuplent la ville. Au fil de son regard un monde sans hiérarchie ni forme se dessine, multipliant échanges d'identité et figures récurrentes – un pur agrégat de forces en mouvement, où le seul signe stable se révèle être l'argent, « signe indifférencié de la différence ».
Quant à Baudelaire, s'il s'efforce de tracer lui aussi les contours de cette modernité, c'est en inventant une autre forme d'héroïsme fondée, elle, non pas sur la capacité de faire corps avec la psyché du personnage romanesque, mais sur une ouverture aussi grande que possible à l'indifférent qui forme le fond anonyme du spectacle de la ville : cette fois, « c'est la pluralité ouverte à perte de vue des expériences qui produit le mouvement du poème ». Les « Tableaux parisiens », plus tard les poèmes en prose du Spleen de Paris, ou encore Le Peintre de la vie moderne sont autant de moments où, à travers l'alliance du ridicule et du sublime, à travers l'expérience d'une remémoration qui plonge le moi poétique « dans une profondeur du monde ouverte et dépourvue de centre », Baudelaire renoue avec l'antique expérience de la mélancolie et avec son médium privilégié, l'allégorie. Au cœur de la modernité, la poésie se redécouvre un art de la mémoire, une expérience du lointain et de l'informe. Cette expérience – de laquelle nous participons encore, dans la mesure où le xixe siècle marque moins ici une période donnée qu'un moment de l'esprit –, Karlheinz Stierle nous la fait partager avec science et passion, dans un compagnonnage actif avec le Benjamin du Passagen-Werk.
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Écrit par
- Gilles QUINSAT : écrivain
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