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KHROUSTALIOV, MA VOITURE ! (A. Guerman)

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Présenté en compétition à Cannes en mai 1998 et assez mal accueilli, le quatrième long-métrage d'Alexeï Guerman est sorti sur les écrans français en janvier 1999. L'accueil critique s'est alors montré beaucoup plus favorable. La complexité de l'œuvre du cinéaste russe exigeait sans aucun doute un travail d'analyse et de réflexion que la fébrilité festivalière n'avait pas permis.

Les trois films précédents de Guerman, mal aimés ou interdits par le pouvoir soviétique jusqu'à la perestroïka (son premier film, La Vérification, tourné en 1971, n'est sorti à Moscou qu'en 1986), avaient déjà à voir avec l'histoire de l'URSS. Khroustaliov, ma voiture!, dont la conception remonte à 1991, qui a été tourné au prix d'énormes difficultés avec l'aide successive de trois producteurs français entre décembre 1992 et juin 1996, et dont la postproduction a encore demandé près de deux années, est aussi un film tourné vers le passé, donc un film d'histoire : la période évoquée par le cinéaste commence peu avant la mort de Staline et s'étend sur la décennie qui l'a suivie. Mais la manière d'y traiter l'histoire est ici à tous égards singulière. Subjective sans aucun doute (Guerman s'est inspiré de l'histoire de sa propre famille et de ce que sa mémoire a retenu de ces années terribles), mais surtout « dopée » par une approche visionnaire, fantastique et grossissante, qui en rajoute sur l'irrationnel d'une époque déjà bien pourvue à cet égard. Dans un entretien publié par les Cahiers du cinéma (janvier 1999), Guerman dit son admiration pour Fellini, et plus particulièrement pour Fellini Roma. Une référence qui est une bonne clé pour entrer dans l'univers du film.

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Le scénario est construit autour d'un général médecin et de sa famille (inspirés, comme le souligne Guerman, de sa propre famille : le père du cinéaste était un écrivain très proche du pouvoir), du sosie du général fabriqué par la police politique, d'un journaliste suédois et d'une foule de Russes ordinaires. Mais on y croise aussi Staline agonisant et Beria, son délégué à la police et aux basses œuvres. C'est une injonction de Beria à son chauffeur, juste après la mort du Petit Père des peuples, qui donne son titre au film : « Khroustaliov, ma voiture! » De fait, les voitures y jouent un rôle important, que ce soient les limousines blindées et aveugles comme image du pouvoir, ou la camionnette dont les portes peintes (« Champagne soviétique » en lettres joyeuses) se referment sur les détenus du goulag qu'on y torture sauvagement, et où on peut voir un écho lointain du camion « Viandes » qui emportait les zeks de Soljénitsyne vers les mêmes camps… Pour l'information des spectateurs occidentaux, le film est précédé d'un court avertissement qui évoque le complot des « blouses blanches » et la vague d'antisémitisme qui précédèrent la mort de Staline, ainsi que la fabrication par le KGB de sosies qui permettaient de cacher la disparition d'un notable populaire. Principal protagoniste, le général médecin (interprété par Y. Tsourilo) est un de ces notables, avant de devenir un corps douloureux, puis d'être ramené au chevet du dictateur mourant.

Khroustaliov, ma voiture! est un labyrinthe sans cesse bourgeonnant de chemins d'ombre parfois suggérés, parfois abandonnés. La caméra fébrile de Guerman saisit en longs plans-séquences tourmentés, taillés dans un noir et blanc expressionniste, des lieux (les appartements communautaires surpeuplés de vivants et de fantômes, les couloirs d'un hôpital frappé de démence) où vivent, parlent, chantent, hurlent des humains mal identifiables dont la peur est sans doute le ressort premier. On croit un temps que l'histoire nous est contée par le fils du général (« C'est moi en ce temps-là », dit la voix off d'un adolescent maigre dont l'image se reflète dans un miroir), mais l'illusion est vite dissipée. Il n'y a pas ici de point de vue privilégié, ou plutôt la caméra est le point de vue. Elle sculpte dans la lumière, dans toutes les nuances qui vont du noir au blanc, le désordre d'une mémoire meurtrie et bosselée, déformée, grimacière et bouffonne en même temps. La réalité bouillonnante mise en scène par Guerman n'est pas celle de l'histoire, elle est peut-être ce qu'il en reste quarante ans après : un chaos flamboyant et dérisoire.

Alexeï Guerman est l'enfant d'une société qui a poussé loin l'instrumentalisation de l'histoire comme facteur légitimant d'un régime qui faisait appel au passé russe pour accréditer une continuité dont Staline était le dernier maillon. La génération de Guerman pouvait alors prendre à son compte l'affirmation de Miklós Jancsó : « Nous avons connu la falsification de l'histoire pendant la période stalinienne. La falsification existe. Nous revendiquons un droit à l'imagination de l'histoire. » Jancsó est hongrois, né en 1921. Guerman est russe, et né en 1938. Son imaginaire est nécessairement différent, plus douloureux et plus sarcastique. Le sarcasme (le détour par la farce cruelle) dissout l'histoire dans un pandémonium apparemment confus. Pendant le long travail de réalisation de son film, puis à Cannes et lors de sa sortie, le cinéaste a donné de nombreux entretiens qui installent Khroustaliov, ma voiture! dans le continu d'une histoire russe. Et de citer Dostoïevski : « De nos jours, les Raskolnikov zigouillent toujours les vieilles, il y a encore des Sonia Marmeladov et des Karamazov, et l'âme de l'homme russe continue à se tourmenter et à se déchirer. » Dans son superbe désordre, Guerman fait moins le procès du stalinisme qu'il ne recherche la permanence, au-delà de l'épisode stalinien, de l'être russe. « Je ne nie pas que Staline et Beria étaient des meurtriers atroces, mais dans ce film, cela ne m'intéresse pas. Ce qui m'intéresse, c'est la condition humaine et eux en tant qu'humains. »

— Jean-Pierre JEANCOLAS

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Écrit par

  • : professeur d'histoire, historien de cinéma, président de l'Association française de recherche sur l'histoire du cinéma

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