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JOHN HEARTFIELD. PHOTOMONTAGES POLITIQUES 1930-1938 (exposition)

Afin de marquer son dégoût face au nationalisme haineux qui sévissait dans son pays, Helmut Herzfelde, artiste juif allemand né à Schmargendorf en 1891 et mort à Berlin en 1968, adopta dès 1916 le pseudonyme de John Heartfield, consacrant ainsi la naissance de l'un des plus géniaux artisans du photomontage. Irréductible partisan de la cause communiste (il adhéra au K.P.D. dès sa création, en 1918), il mit la technique de détournement des images photographiques, dont il partage la paternité avec son compatriote Raoul Hausmann, au service de ses convictions politiques. Si sa clairvoyance ne lui permit pas d'enrayer le processus historique qui porta les nazis au pouvoir, une évidence s'impose face à la centaine de photomontages présentés à Strasbourg, du 7 avril au 23 juillet 2006 : le discours militant se fait ici visionnaire, et consigne les prémices d'un désastre dont nos mémoires sont désormais comptables.

L'exposition offre l'occasion de s'interroger sur l'impact d'images délibérément conçues comme des « armes », mais aussi sur le statut d'un art voué, dans son principe même, à n'exister qu'à travers la reproduction. Si les photomontages de Heartfield ont, de fait, contribué à l'émancipation d'une propagande de masse (dont les enjeux publicitaires survivent aujourd'hui sans effort à la mort des idéologies), la vision des documents d'époque fait douter du déclin, que pressentait Walter Benjamin, de l'« authenticité » de l'œuvre d'art, associé à sa « reproduction mécanisée ». Certes, ces photomontages ont été publiés entre les deux guerres mondiales dans une revue prolétarienne (Die Arbeiter Illustrierte Zeitung) dont le tirage atteignit parfois 500 000 exemplaires. Une diffusion à si grande échelle, supposée sacrifier la singularité de l'œuvre au profit de sa banalisation, eût dû consommer la perte de son « aura ». Or celle-ci resurgit, par-delà les qualités plastiques et la teneur documentaire des illustrations, à travers leur fatigue physique, leur fragilité intrinsèque. À la faveur d'un étrange retournement, la reproductibilité s'impose ici comme une donnée fondamentale de l'œuvre. Il est dès lors loisible de se demander combien d'exemplaires de la revue A.I.Z. subsistent encore. Les documents présentés, aujourd'hui conservés par l'I.V.A.M. (Institut Valencià d'Art Modern) de Valence en Espagne et par l'Akademie der Künste de Berlin, sont en effet les rescapés d'une histoire qui concourait à leur destruction.

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Loin de faire table rase de la notion d'art, Heartfield en développe une vision prophétique, qui s'adosse à une critique des tendances formalistes de son époque plus encore qu'à celle de l'art du passé. À cet égard, la lecture de ses écrits, publiés dans le catalogue de l'exposition conjointement aux essais de Fabrice Hergott, Emmanuel Guigon, Carlos Pérez, David Evans et Franck Knoery, constitue un complément indispensable à la mise en perspective de sa méthode de création, dont le caractère inouï réside surtout dans l'organisation matérielle et humaine qu'elle suppose. Justifiée par un contexte menaçant, sa portée « révolutionnaire » s'avère, du point de vue formel, redevable à des traditions anciennes : celles de la caricature (Daumier est un maître pour Heartfield), mais aussi de l'allégorie des devises et des emblèmes. Les savants dispositifs mis en œuvre dans les photomontages – ruptures d'échelle, hybridations, condensations, juxtapositions de l'image et de l'écrit – laissent entrevoir à quel point le lectorat populaire de la revue A.I.Z. était déjà acquis à la culture de la reproduction. L'utilisation par Heartfield d'un tableau de Delacroix ou d'un médaillon sculpté du Moyen Âge témoigne autant de la culture de l'artiste que de sa certitude qu'ils trouveront un écho dans la mentalité collective. La présence notable d'une douzaine de photomontages originaux, véritables matrices de l'image imprimée, permet quant à elle de mesurer à la fois la sophistication des procédés et le caractère artisanal du travail qui précéda les ultimes prises de vue. Enfin, la présentation d'une cinquantaine de jaquettes de livres réalisées entre 1921 et 1936, principalement pour les éditions Malik qu'avait fondées le frère de John, Wieland, éclaire la recherche plastique qui sous-tend la mission politique de l'artiste. Les différentes versions d'une même couverture sont issues d'un véritable laboratoire de l'image. S'y ajoutent des tracts, cartes postales, prospectus, ainsi qu'un calendrier A.I.Z., dont la vocation éphémère souligne à elle seule le paradoxe d'un art reproductible largement élaboré (contrairement à l'art numérique d'aujourd'hui) selon des procédés et sur des supports qui le rattachent à l'œuvre d'art traditionnelle. La « conquête de l'ubiquité » qu'évoquait Paul Valéry, et dont l'art de Heartfield fut sans conteste un jalon, se jouait encore dans un espace qui n'avait rien de virtuel. De fait, traqué par les nazis, l'artiste leur échappa de justesse.

— Catherine VASSEUR

Bibliographie

J. Heartfield, Photomontages antinazis, Préfaces de D. Roche, W. Herzfelde et H. Strub, trad. par L. Dispot, Chêne, Paris, 1978

John Heartfield, Photomontages politiques, 1930-1938, catal. expos., éd. des Musées de Strasbourg, 2006

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J. Willett, Heartfield contre Hitler, trad. de l'anglais D. Lablanche, coll. Lumières, Hazan, Paris, 1997.

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Écrit par

  • : docteur en histoire de l'art à l'université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne

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