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KRÚDY GYULA (1878-1933)

Le style du temps retrouvé

Krúdy est-il donc le Steinlen, voire le Toulouse-Lautrec, ironique, ému et complaisant de la « belle époque » hongroise, où le pays réconcilié avec l'Autriche fêtait, insouciant, le millénaire de sa fondation ? Il n'est certes pas toujours dépourvu d'inventions critiques ou satiriques, mais son véritable propos n'est pas là. Entre 1867 et 1914, alors que la Hongrie pouvait enfin prétendre à un style de vie cohérent, composé peut-être d'illusions, de mensonges, provincial, semi-féodal, balkanique, plus campagnard que citadin, Krúdy, en tout cas, s'en fit le chantre, en interpréta le chant du cygne. Mais le style de vie devient vite chez lui une stylisation, une image mythique d'une certaine existence hongroise que seul le style peut dérober au temps. Krúdy arrête les aiguilles de l'horloge pour rendre éternelle une Hongrie, qui, peut-être, n'a jamais existé sous cette forme : un royaume de rêve dont François-Joseph, vieillard immortel, est le roi, et le malheureux et mélancolique Rodolphe le prince, un royaume où, chaque automne, les vendanges sont riches, où, chaque hiver, on tue le cochon selon les rites de la cérémonie ancestrale, où les gentilhommières sentent le coing et la lavande et où le lent écoulement des jours n'est interrompu que par les noces, les baptêmes, les funérailles. Le comportement de chacun y est réglé par un art de vivre qui conseille le stoïcisme aux âmes romantiques et les soins du corps à tous.

Il s'est trouvé des critiques pour reprocher à Krúdy de n'avoir pas une image plus cruelle de son époque. Mais voulait-il, au fait, reproduire la réalité du moment ? Ne s'est-il pas plutôt tourné, sous l'effet d'une vocation impérieuse, vers un passé plus ou moins réel, plus ou moins embelli, pour l'arracher à la fuite du temps, et le rendre présent ? Le temps de ses romans oscille, en effet, entre l'imparfait et un présent éternel. L'équilibre précaire entre le passé et le présent, entre le réel et l'imaginaire, ne peut être obtenu, à défaut d'une philosophie clairement formulée sur la temporalité, que par une attitude privilégiée, composée de nostalgie et d'ironie, d'ailleurs signes, l'une et l'autre, des obstacles que l'entreprise trouve sur son chemin. La comparaison avec Proust se comprend alors, bien que chez Krúdy il s'agisse moins d'une quête personnelle et salvatrice du temps perdu que d'un effort pour immobiliser ce même temps et pour contempler, à sa guise, ses personnages sur un fond éternel. Krúdy s'est efforcé de déjouer le temps par la juxtaposition impressionniste des touches, par la répétition, et plus sûrement par le style mélodique, enveloppant, que la critique n'a cessé de comparer au son du violoncelle et qui est seul capable de retenir toute la richesse, délibérément terrestre, vouée à la décomposition. Ce style précieux, et d'un précieux qui justifie le rapprochement avec Giraudoux, est la seule raison et la seule réalité de l'œuvre, qui ne vit que par ses métaphores, ses réflexions, ses énumérations, ses rinceaux, ses thèmes secondaires et ses comparaisons sources de nouveaux développements. Pour l'auteur d'Au temps de ma défunte jeunesse, l'état compte davantage que l'action qui le provoque ou qui s'ensuit et l'épaisseur romanesque provient non pas d'une intrigue suffisamment compliquée, significative, et vraisemblable, ni d'une analyse psychologique fouillée des personnages, ni des sentiments un peu voyants, ni même d'un sensualisme sans ouverture spirituelle, mais de la richesse des associations dans l'imaginaire, seul lieu où, selon Krúdy, la vie puisse s'unir pour une éternité à la littérature.

— Gyula SIPOS

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Pour citer cet article

Gyula SIPOS. KRÚDY GYULA (1878-1933) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • HONGRIE

    • Écrit par Jean BÉRENGER, Lorant CZIGANY, Universalis, Albert GYERGYAI, Pierre KENDE, Edith LHOMEL, Marie-Claude MAUREL, Fridrun RINNER
    • 32 134 mots
    • 19 médias
    ...clairvoyant, ce fils le plus authentique de la capitale et de sa faune humaine qu'il persifla dans ses comédies dont la plus célèbre est Liliom (1909) ; Gyula Krúdy (1878-1933), poète en prose dont l'évocation mi-ironique, mi-mélancolique d'une Hongrie disparue ou tout près de disparaître rappelle la manière...

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