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CASSEROLES, AMOUR ET CRISES : CE QUE CUISINER VEUT DIRE (J.-C. Kaufmann) Fiche de lecture

Enfermées dans la banalité des habitudes individuelles et des rituels familiaux, les pratiques alimentaires et culinaires contemporaines se présentent d'emblée sous leur apparente insignifiance. Après avoir rappelé le fond historique sur lequel elles se développent, Jean-Claude Kaufmann entreprend, dans Casseroles, amour et crises : ce que cuisiner veut dire (Armand Colin, 2005), de restituer ces pratiques à leurs fonctions d'organisation de la vie sociale et domestique. Dans la continuité de la sociologie de Norbert Elias, l'auteur analyse d'abord ces pratiques comme le produit d'un processus civilisateur qui, à partir du xvie siècle, entraîne, avec l'émergence généralisée des bonnes manières comme principe de distinction au sein de la société de cour, l'édification des manières de table contemporaines, leur sécularisation progressive, leur diffusion descendante vers d'autres groupes sociaux, avant d'instituer un « cadre de normes acquises » imposant notamment de « manger dans les formes ». L'ensemble des pratiques culinaires et alimentaires occidentales sont également le résultat de transformations plus récentes ; la diffusion de prescriptions indissociablement scientifiques, diététiques et publicitaires fait circuler de nouveaux modèles alimentaires et esthétiques (la beauté sylphide et l'alimentation light), et les progrès de la technique, notamment avec l'usage débridé du réfrigérateur, participent à l'individualisation et à la dé-ritualisation relatives de ces pratiques.

À partir des résultats d'une enquête par entretiens compréhensifs auprès de vingt-deux personnes, confirmés par de nombreuses lectures de seconde main, Jean-Claude Kaufmann définit dans un premier temps les fonctions sociales du repas comme le produit d'une activité de mise en forme de la vie familiale. Bien que le repas moderne ait contribué, par l'intégration d'une discipline de gestes routiniers, à constituer la vie familiale, ce rituel semble aujourd'hui altéré par des changements de forme : la télévision s'institue progressivement comme régulateur de la conversation, la transformation du rôle social des femmes contribue à les libérer de leur « assignation nourricière », la multiplication de nouveaux produits « prêts à manger » participe à l'éclatement de la dimension collective et cérémonielle du repas de famille.

L'ensemble des familles objets de l'enquête tentent néanmoins d'établir un cloisonnement entre deux dynamiques alimentaires, liberté individuelle et communion familiale, en particulier à l'égard des enfants. Une grande partie des couples s'astreignent ainsi en présence de leurs enfants au respect des normes traditionnelles du repas de famille. La tolérance des comportements alimentaires autonomes se paie alors d'un renouveau des disciplines anciennes : les enfants doivent prévenir de leurs absences, respecter les manières de table élémentaires et manger les plats communs. Les enfants accèdent à une autonomie quasi complète dès l'installation dans un logement indépendant, une rupture qui marque temporairement une désorganisation volontaire des pratiques alimentaires et culinaires, avant que cette expérience de déconstruction individuelle cède à un « sursaut commensal », le plus souvent avec l'entrée en couple. Il existe donc un cycle des rites commensaux, qui correspond aux trajectoires biographiques des acteurs (célibat, vie conjugale, retraite), structuré par des relâchements et des reconsolidations successives des pratiques alimentaires. Ces dernières n'en restent pas moins des pratiques taboues, définies par des usages sociaux qui varient en fonction des positions sociales des acteurs, comme le montre l'exemple typique des repas entre convives peu familiers et d'origines[...]

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Écrit par

  • : chargé de cours en sociologie à l'université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne

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