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STEVENS WALLACE (1879-1955)

Poésie : fiction suprême

Dans le poème « Notes Towards a Supreme Fiction » (1942), Stevens énonce les trois orientations majeures de sa création : « abstraction, métaphore, plaisir ». Le poète doit être capable de projeter l'imaginaire à partir de la réalité : il lui faut donc s'abstraire de la réalité, la réduire à cette absente présence qui permet de l'arracher à sa concrétude, de la dissoudre pour l'exalter dans son évanescence. En effet, la cruauté du temps interdit que la perception soit assurée de triompher de ce sens du fané qui la pénètre à mesure que se dégrade le corps vulnérable. Et c'est bien là le conflit qui tourmente Stevens : en même temps que sa sensualité ne peut se détacher de la réalité physique, des couleurs, des parfums, des reliefs, il ne parvient pas à se dissimuler que ce bonheur est indissociable de la résonance et du retentissement qu'il provoque dans l'être ; peut-être ce bonheur n'existe-t-il que dans cette zone privilégiée où il échappe à tout flétrissement, à savoir dans le secret de l'imagination, car seul l'esprit peut appréhender le réel, « toute jouissance est fugitive ». Vient alors la double affirmation : « La réalité est le début, non la fin », et : « La réalité est ce qui est perçu par l'esprit. » Traduire la réalité, n'est-ce pas en définitive la soustraire à l'agression du temps, aux fluctuations de ses humeurs pour en préserver la vivacité, la félicité, la faire coïncider avec l'allégresse d'une sensation qui serait associée à une lumineuse connaissance, allégresse immédiate, instantanée, « gaieté de l'être » et « science lumineuse » d'une présence rayonnante ?

De son côté, la métamorphose « célèbre le mariage de la chair et de l'air ». Si la vie est mouvement (par nécessité), il importe que jaillisse, non seulement par le truchement des masques et déguisements successifs que se plaît à revêtir Stevens, mais surtout dans la vigilance d'une sollicitude jamais relâchée, cette alliance sacrée entre le poète et son fluide mundo. Encore que l'ingéniosité, l'invention et parfois une certaine ivresse verbale président à l'élaboration du poème, cette fusion ne s'opère que lorsque se sont épuisées toutes les ressources de la métaphore : elle seule déchiffre le mythe « vénérable, articulé, total », elle est seule susceptible d'orienter nos recherches, de guider notre action, de nous ouvrir l'accès, ne serait-ce qu'une fois, à la « beauté de ce monde qui est nôtre ».

Enfin, comme Poe, Stevens associe plaisir et poésie. « The Idea of Order at Key West », dit la vocation orphique de toute création : si le poète est celui qui « offre à la vie les suprêmes fictions à défaut desquelles il nous serait impossible de les concevoir », c'est aussi et surtout celui qui apaise le tumulte pour imposer aux éléments, à la mer, un chant qui serait né des profondeurs de l'être ; chant de célébration, la poésie se propose « de contribuer au bonheur des hommes ». Source d'équilibre et de mesure, activité hautement consciente et libre, la poésie rend peut-être la vie possible : à l'abri de tout dogmatisme, de tout fanatisme, si elle ne fournit nulle solution définitive, du moins est-elle révélation, clarification dans son ambiguïté même, comme en témoigne le très beau poème « Sunday Morning » ; nulle nostalgie de transcendance ne vient en infléchir les lignes très pures, il s'en dégage une vision païenne d'une merveilleuse transparence. Pour Stevens, « la gaieté du langage » comble le vide vertigineux des cieux déserts : jeu suprême, elle est aussi suprême ascèse.

La méditation préside au déroulement du poème qui surgit dans l'esprit comme l'expression[...]

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  • À L'INSTANT DE QUITTER LA PIÈCE (W. Stevens)

    • Écrit par
    • 970 mots

    Connu pour sa double vie de poète et de vice-président d'une compagnie d'assurance de Hartford dans le Connecticut, Wallace Stevens (1879-1955), dont les Collected Poems furent couronnés par le prix Pulitzer en 1955, est précédé d'une réputation quelque peu écrasante de poète abstrait et...