Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

VERTOV DENIS ARKADIEVITCH KAUFMAN dit DZIGA (1895-1954)

Né à Bialystok, Denis Kaufman étudie d'abord la musique et la psychoneurologie. Très marqué par le futurisme de Maïakovski, il prend le pseudonyme de Dziga (« toupie » en ukrainien) Vertov (dérivé du russe vertet, « tourner, pivoter »). Il se passionne pour ce qui ne s'appelle pas encore « musique concrète », montant sons et bruits divers empruntés au réel et fonde, en 1917, le Laboratoire de l'ouïe. Rallié avec enthousiasme à la Révolution, il se met, en 1918, à la disposition du Comité du cinéma de Moscou et devient rédacteur en chef et monteur du Kino-Nédélia (« Ciné-Semaine »). Dans une quarantaine de ces journaux filmés, il expérimente un montage fondé sur le mouvement, qu'il poursuit, faute de pellicule vierge, dans des films de montage, dont il est le pionnier. En 1919, on lui confie un long métrage commémoratif, L'Anniversaire de la Révolution.

Sa double formation artistique et scientifique fait de lui un inlassable expérimentateur. De sa pratique va naître, dès 1919, une succession de réflexions théoriques exprimées non sur le mode de l'exposé (comme chez les autres cinéastes de l'avant-garde soviétique, Koulechov, Poudovkine ou Eisenstein), mais sur celui du manifeste, à la façon des futuristes, et marqué par des mots clés : « kino-glaz/ciné-œil », « kino-pravda/ciné-vérité », « vie à l'improviste »... Sa pensée théorique est, de ce fait, peu aisée à cerner, d'autant qu'elle a varié au fil des années et que la pratique du cinéaste est souvent loin de lui correspondre. Le point central et invariable de cette pensée est le refus du « ciné-drame artistique » (avec scénario, studio, décors, acteurs), nouvel « opium du peuple » auquel il reproche d'« hébéter et de suggestionner » le spectateur. Le principe du ciné-œil repose sur l'idée que la caméra, « œil plus parfait que l'œil humain », enregistre des faits, mais est dirigée par une pensée qui choisit le sujet et organise les prises de vues préalablement au tournage ; d'où l'idée du montage ininterrompu et la formule : « Le montage précède le tournage. » Le ciné-œil ne court pas, comme le lui reproche Eisenstein, « derrière les choses telles qu'elles sont », mais procède à un « ciné-déchiffrement communiste du monde ». Comme la réalité dans la dialectique marxiste, le mouvement du montage est conçu comme contradiction. La perspective de Vertov est doublement pédagogique : analyse et explication du monde et, par la méthode des « intervalles » consistant à renforcer les ruptures qu'introduit le montage, désignation de ces contradictions à un spectateur devenu actif, qui dispose ainsi des moyens de procéder à sa propre analyse du réel, voire de devenir cinéaste lui-même.

Dans la pratique, les grandes œuvres de Vertov valent surtout par leur aspect documentaire : magazines filmés tels que Kino-Pravda (1922-1925) ou films de montage tels que En avant, Soviet ! (1926), La Sixième Partie du monde (1926), La Onzième Année (1928), La Symphonie du Donbass (ou Enthousiasme, 1930) et Trois Chants sur Lénine (1934). La sophistication du montage tend au ciné-poème (en faisant le promoteur de la « symphonie visuelle ») et rend souvent illisible le propos politique, ce dont témoigne son chef-d'œuvre, L'Homme à la caméra (1929), film-culte pour les cinéastes expérimentaux américains. Le réalisme socialiste devenu doctrine d'État en 1934, Vertov voit tous ses projets personnels refusés et il ne réalise plus que de purs reportages de propagande. Les dix dernières années de sa vie, il ne monte qu'un ciné-journal officiel, Nouvelles du jour. Il meurt d'un cancer à Moscou en 1954.

— Joël MAGNY

Bibliographie

N. Abramov, Dziga Vertov, Premier Plan, Lyon, 1965

P. Esquenazi dir., Vertov, l'invention[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : critique et historien de cinéma, chargé de cours à l'université de Paris-VIII, directeur de collection aux Cahiers du cinéma

Classification

Pour citer cet article

Joël MAGNY. VERTOV DENIS ARKADIEVITCH KAUFMAN dit DZIGA (1895-1954) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • L'HOMME À LA CAMÉRA, film de Dziga Vertov

    • Écrit par Jacques AUMONT
    • 938 mots

    Si le jeune Denis Kaufman (1895-1954) se choisit un pseudonyme à la résonance futuriste, c'est qu'il entend ne pas ressembler aux « cinéastes, troupeau de chiffonniers qui fourguent assez bien leurs vieilleries ». Épris de modernité, intimement convaincu par l'utopie communiste, il assigne au cinéma...

  • CINÉMA (Aspects généraux) - Histoire

    • Écrit par Marc CERISUELO, Jean COLLET, Claude-Jean PHILIPPE
    • 21 694 mots
    • 41 médias
    ...jeune cinéma soviétique, et à l'origine de celui-ci, on trouve un cinéaste qui a dû attendre les années 1960 pour que son héritage soit recueilli : Dziga Vertov (1897-1954), le créateur du Kino Pravda (cinéma-vérité). Ses films pris sur le vif, dans la rue, veulent être des documents. Mais, pour ne pas...
  • CINÉMA (Aspects généraux) - Les théories du cinéma

    • Écrit par Youssef ISHAGHPOUR
    • 5 396 mots
    • 2 médias
    ...conduisait à l'exaltation de la technique et de la poésie de la machine. Le héraut du futurisme dans la théorie et la pratique du cinéma sera Dziga Vertov (1895-1954). Il vient des actualités et développe une théorie qui correspond au montage de fragments et aux petites unités de sens. C'est l'« homme...
  • CINÉMA (Cinémas parallèles) - Le cinéma documentaire

    • Écrit par Guy GAUTHIER, Daniel SAUVAGET
    • 5 408 mots
    • 2 médias
    Deux auteurs prestigieux dominent à partir des années 1920, à l'opposé l'un de l'autre : Robert Flaherty (1884-1951) et Dziga Vertov (1895-1954). Avec une technique rudimentaire en regard de celle dont disposeront leurs successeurs, ils ont profondément marqué de leur esprit la tradition documentariste....
  • CINÉMA (Réalisation d'un film) - Mise en scène

    • Écrit par Joël MAGNY
    • 4 776 mots
    • 10 médias
    ...au profit du choc des images (mobiles ou statiques) dont le contenu idéologique tend à l'emporter sur quelque composition spatiale que ce soit. Lorsque Dziga Vertov, avec la notion d'« intervalles », prétend redonner le pouvoir au spectateur, en lui permettant de prendre conscience du fonctionnement du...
  • Afficher les 9 références

Voir aussi