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OE KENZABURŌ (1935-2023)

Une œuvre en expansion

Ōe va élargir toujours davantage la portée historique et politique de ses romans, pour remonter aux sources du Japon moderne et éclairer ainsi sa situation présente, à commencer par les tensions entre l’ambition hégémonique et centralisatrice du pouvoir, avec ses outils que sont la langue et la culture « officielles », et les marges qui lui résistent. Pour ce faire, il opère un nouveau retour vers sa vallée natale réimaginée, enrôlant ses figures historiques, ses mythes et ses légendes dans une fresque magistrale qui superpose les temporalités pour trois récits de révoltes qui s’éclairent l’un l’autre à cent ans de distance, entre 1860, 1945 et 1960. Publié en 1967, Le Jeu du siècle est emblématique de l’ambition d’Ōe d’interroger depuis la périphérie le Japon moderne et ses mythes, à commencer par celui de la figure impériale. À travers elle, c’est aussi la question de l’autorité, et du père qu’il est à présent à son tour, qu’Ōe va explorer dans des récits centrés aussi bien sur la coexistence avec l’enfant handicapé (Dites-nous comment survivre à notre folie, 1969) que le souvenir pesant de la guerre et de ses appels à une mort glorieuse (Le jour où il daignera lui-même essuyer mes larmes, 1971). Ce sujet fascine Ōe, qui cherche à l’exorciser en mettant en scène, sur le mode tragicomique du « réalisme grotesque » cher à l’historien de la littérature Mikhaïl Bakhtine, des antihéros prêts à se sacrifier pour leur cause. Ces romans picaresques épousent les grands enjeux du moment : environnement, terrorisme, crainte d’une apocalypse nucléaire imminente (Les eaux ont atteint mon âme, 1973 ; Le Procès-verbal du coureur suppléant, 1976).

Cette entreprise de déconstruction culmine en 1979 avec le monumental Jeu de la synchronie, qui propose une histoire et une mythologie alternatives à celles du Japon centralisé. Pour cela, le livre déroule le récit d’une microcommunauté indépendante établie au cœur de la petite vallée du Shikoku, d’où elle ira jusqu’à défier ouvertement l’armée impériale. Récit épistolaire à la facture complexe, inspiré par le réalisme magique des grands auteurs sud-américains avec lesquels Ōe dialogue, ce texte marque l’apogée de l’ambition totalisante de l’écrivain. Il en offrira, avec M/T et lhistoire des merveilles de la forêt(1986), une version simplifiée. Durant cette décennie, marquée par la prospérité économique et le reflux des grands combats collectifs, son œuvre se recentre sur des questions plus individuelles : la vie avec un jeune handicapé (Levez-vous, hommes nouveaux, 1983), la place croissante des femmes dans la société comme dans son œuvre (Les femmes qui écoutent larbre à pluie, 1982 ; Une existence tranquille, 1990), le rôle de passeur de l’écrivain, qui intègre désormais ses lectures théoriques et ses passions littéraires à ses propres écrits, y compris dans la fiction.

Ōe se lance alors dans une entreprise insolite de déconstruction du pacte autobiographique. Il mêle dans ses œuvres souvenirs, anecdotes et réflexions personnelles à des éléments de pure fiction, mettant les deux sur le même plan. Il enclenche ainsi un processus de « réitération avec décalage » qui le voit réinvestir les intrigues de ses précédents romans, tout en les faisant commenter de l’intérieur par leurs propres personnages, à la lumière des dernières lectures de leur créateur ; ainsi de Lettres aux années de nostalgie (1987), magnifique méditation sur la famille, la création et la mémoire.

Ōe s’interroge également sur le salut individuel et collectif dans un pays qui semble avoir abandonné ses grandes aspirations politiques au profit de la prospérité matérielle. Il entame une série de lectures intensives de textes mystiques et religieux, qu’il intègre à ses propres récits, jusqu’à la grande trilogie [...]

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Écrit par

  • : maître de conférences en études japonaises, université de Strasbourg

Classification

Pour citer cet article

Antonin BECHLER. OE KENZABURŌ (1935-2023) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • JAPON (Arts et culture) - La littérature

    • Écrit par Jean-Jacques ORIGAS, Cécile SAKAI, René SIEFFERT
    • 20 234 mots
    • 2 médias
    ...donna publiquement la mort en novembre 1970, quelques jours après avoir achevé un vaste roman en quatre volumes, Hōjō no umi (La Mer de la fertilité). Ōe Kenzaburō (né en 1935) évoque en une prose éclatante et touffue les recherches et les phantasmes de l'adolescence (Seventeen, 1961 ; Man.en...

Voir aussi