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MARÍAS JAVIER (1951-2022)

Un thème central, la trahison

En 1998, Javier Marías surprend avec Negraespaldadeltiempo (Dans le dos noir du temps, 2000), œuvre polymorphe où se tissent autobiographie, biographie et fiction, et dans laquelle l'écrivain revisite son roman Todas las almas(1989 ; Le Roman d'Oxford, 2006), considéré à tort, selon lui, comme une autobiographie. Dans ce livre émaillé de documents iconographiques et de reproductions de coupures de presse, il mêle aux biographies d'écrivains aujourd'hui disparus des réflexions sur l'écriture et des souvenirs personnels, notamment ceux qui concernent son frère mort prématurément. Le temps intérieur présent dans de subtiles digressions se dessine parallèlement à cet autre temps qui, devenu fantôme ou fantasme au fil de l’œuvre de Javier Marías, hante son écriture.

Tu rostromañana(Ton visage demain), le grand œuvre du romancier, convoque à nouveau, de Madrid à Oxford, l’univers et le cadre de Todas las almas. Publié en trois volets – Fiebre y lanza (2002 ; Fièvre et lance),  Baile y sueño (2004 ; Danse et rêve), Veneno y sombra y adiós(2007 ; Poison et ombre et adieu) –, cet ensemble que l’auteur se défend de considérer comme une trilogie s’inscrit sous le signe d’un thème novateur dans le corpus de Marías, celui de l’espionnage. Jaime Deza, le narrateur et héros de Todas las almas, va devenir, sous l’influence de Peter Wheeler et du mystérieux Bertram Tupra, agent des services secrets britanniques. Il se verra confier une mission singulière, celle de déchiffrer sur le visage de l’autre les sentiments et les intentions susceptibles d’influencer ses actions futures. Dans cette œuvre monumentale s’entremêlent plusieurs univers : le monde universitaire incarné par le prestigieux hispaniste Peter Wheeler, lié comme le narrateur à l’ami défunt, Toby Rylands, lui aussi ancien professeur de l’université d’Oxford et figure clé du roman Todas las almas ; l’ambiance des soirées mondaines, les fameuses high tables ; les intrigues sombres et sordides dignes d’un roman policier. Le thème de la trahison, sujet de prédilection de l’auteur, est omniprésent avec, en toile de fond, l’image du père du narrateur incarcéré après avoir été trahi par son meilleur ami pendant la guerre civile espagnole, telle une résurgence de l’histoire intime de Javier Marías profondément marquée par celle de son père. Malgré la gravité et la noirceur des thèmes traités, le narrateur joue de digressions cocasses, comme celles qui ont trait aux menstruations – une image obsessionnelle de Baile y sueño. Sur ces pauses humoristiques ou philosophiques se greffent des commentaires linguistiques ayant trait à des problèmes de traduction, notamment au passage de l’anglais à l’espagnol, et inversement.

En 2011, dans son roman Los enamoramientos (Comme les amours, 2013), l’auteur s’appuie pour la première fois sur une instance narrative au féminin, prêtant sa voix à une éditrice du nom de María Dolz qui s’immisce dans la vie d’une veuve, Luisa Desvern, après avoir épié quotidiennement et pendant plusieurs années « le couple parfait » qu’elle formait avec son défunt mari. L’œuvre pourrait se lire comme une enquête policière, où il s’agirait de retrouver l’assassin de Miguel Desvern (ou Deverne). Mais le meurtre sauvage sur lequel s’ouvre le roman invite à une tout autre réflexion d’ordre philosophique sur la place que les vivants accordent aux morts et sur les conséquences que le retour de ces derniers dans notre monde pourrait engendrer. Les intrigues, qui se trament dans ce roman, sont revisitées à la lumière de trois grandes œuvres littéraires – Le Colonel Chabert de Balzac, Macbeth de Shakespeare et Les Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas. Les jeux d’intertextualité, qui nourrissent l’œuvre, ne se limitent pas à de simples procédés formels ; ils[...]

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Écrit par

  • : maître de conférences à la faculté des lettres, Sorbonne université

Classification

Pour citer cet article

Corinne CRISTINI. MARÍAS JAVIER (1951-2022) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Javier Marías - crédits :  Leonardo Cendamo/ Getty Images

Javier Marías

Autres références

  • DEMAIN DANS LA BATAILLE PENSE À MOI et VIES ÉCRITES (J. Marías)

    • Écrit par Albert BENSOUSSAN
    • 1 375 mots

    Le romancier Javier Marías (1951-2022) tourne littéralement le dos à la tradition littéraire espagnole – du réalisme social et de la truculence ou de l'outrance – pour s'inscrire dans un courant novateur qu'illustrent ses contemporains espagnols : Juan José Millás, Félix de Azúa, ...

  • TON VISAGE DEMAIN (J. Marías) - Fiche de lecture

    • Écrit par Bernard SESÉ
    • 1 133 mots

    Tu rostro mañana (Ton Visage demain, trad. J.-M. Saint-Lu, Gallimard, 2004-2010) est un « ensemble littéraire », pour reprendre les mots de l'auteur qui récuse le terme « trilogie », composé de Fiebre y lanza (2002, Fièvre et lance), Baile y sueño (2004, Danse et rêve), Veneno y...

  • ESPAGNE (Arts et culture) - La littérature

    • Écrit par Jean CASSOU, Corinne CRISTINI, Jean-Pierre RESSOT
    • 13 749 mots
    • 4 médias
    ...espagnole contemporaine, d'autant qu' une grande majorité d'auteurs s'impliquent dans la vie de leur pays par le biais de chroniques journalistiques. C'est le cas de Javier Marías qui publie en 2013 Tiempos rídiculos, une compilation d'articles, fruit de sa collaboration régulière au País...

Voir aussi