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JACQUES LE FATALISTE ET SON MAÎTRE, Denis Diderot Fiche de lecture

Composé de 1771 à 1783, Jacques le fataliste ne fut connu du vivant de Diderot (1713-1784) que de la poignée de lecteurs princiers ou privilégiés de la Correspondance littéraire, périodique manuscrit qui le publia en une quinzaine de livraisons, de novembre 1778 à juin 1780, complétées par deux importantes séries d'additifs en juillet 1780 et avril 1786. Quand, en 1796, paraît une première édition en volume, très fautive, Schiller a déjà traduit, onze ans plus tôt, l'histoire de Mme de La Pommeraye sous le titre Vengeance de femme : ce succès d'un épisode autonome de Jacques le fataliste, qui inspirera également Sacher-Masoch, Sternheim et, au cinéma, Robert Bresson (Les Dames du bois de Boulogne, 1945), est paradoxalement fidèle à la construction rhapsodique d'un roman égrenant et émiettant les récits et réflexions qu'échangent les deux protagonistes, au long d'un voyage sans départ ni arrivée : « D'où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l'on sait où l'on va ? »

Libertés formelles

« Il est bien évident que je ne fais pas un roman, puisque je néglige ce qu'un romancier ne manquerait pas d'employer. [...] C'est ainsi que cela arriverait dans un roman, un peu plus tôt ou un peu plus tard, de cette manière ou autrement ; mais ceci n'est point un roman, je vous l'ai déjà dit, je crois, et je vous le répète encore. [...] Un faiseur de romans n'y manquerait pas ; mais je n'aime pas les romans, à moins que ce soit ceux de Richardson. Je fais l'histoire, cette histoire intéressera ou n'intéressera pas : c'est le moindre de mes soucis. Mon projet est d'être vrai, je l'ai rempli. » Trois citations rendant compte à la fois du ton et des ambitions esthétiques de Jacques le fataliste. Si le discours antiromanesque est, depuis Scarron et Furetière, l'un des signes génériques du roman moderne, Diderot vise dans Jacques le fataliste une vérité qui n'est ni celle de la vraisemblance (les anachronismes de l'histoire sont délibérés), ni celle du réalisme : la vérité du roman tient à l'intensité d'une relation ludique entre un lecteur constamment frustré dans son désir de savoir (les amours de Jacques, encore et toujours différées) et un narrateur narquois et complice, qui n'a pour tout guide que son humeur.

« Mon capitaine ajoutait que chaque balle qui partait d'un fusil avait un billet » (c'est-à-dire un destinataire) : dès l'ouverture du roman, l'image exprime, dans la bouche de Jacques, sa croyance dans le déterminisme : s'il n'avait été blessé au genou, il n'aurait été ni soigné, ni amoureux, ni boiteux. À un second niveau, l'image est un écho ironique de la dette qu'a ici Diderot à l'égard du romancier anglais Sterne, dont il plagie ouvertement le livre VIII de Tristram Shandy. Mais, adaptateur de génie, Diderot concentre et varie les effets narratifs, là où l'inventivité de Sterne pâtissait peut-être de certaines longueurs. Ailleurs, les prophéties de la gourde rendent hommage à Rabelais et aux écrivains épicuriens, l'éloge de l'obscénité « traduit » Montaigne (« F...tez comme des ânes débâtez ; mais permettez-moi que je dise f...tre »), l'histoire de Mme de La Pommeraye renouvelle la cruauté des dialogues de Crébillon. Comme les Bijoux indiscrets, Jacques le fataliste réfléchit, dans tous les sens, la littérature.

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Jean-Christophe ABRAMOVICI. JACQUES LE FATALISTE ET SON MAÎTRE, Denis Diderot - Fiche de lecture [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )