DÉVELOPPEMENT DE LA CATÉGORISATION (psychologie)
La catégorisation a une fonction adaptative essentielle : elle permet de faire des inférences sur les propriétés d’objets rencontrés pour la première fois. Catégoriser consiste à regrouper mentalement des objets considérés comme équivalents d’un certain point de vue. Ainsi, dès lors qu’un objet nouveau est identifié comme relevant d’une catégorie familière, les propriétés partagées par les membres de la catégorie lui sont aussitôt attribuées et permettent d’interagir efficacement avec lui. Ainsi, face à un animal en liberté croisé pour la première fois dans la rue, nos comportements diffèrent selon qu’on le catégorise comme un tigre ou comme un chat.
Les compétences catégorielles précoces chez le bébé ont été établies grâce à des dispositifs d’étude fondés sur deux principes conjoints : l’ habituation – une perte d’intérêt progressive face à une stimulation répétée – et la réaction à la nouveauté – un regain d’intérêt pour un stimulus perçu comme nouveau. La mesure prise comme estimation de cet intérêt est souvent la durée de fixation oculaire. On présente aux bébés des paires de photographies correspondant à des exemplaires d’une même catégorie (par ex., chats), puis une paire contenant un nouvel élément de la catégorie familière (par ex., nouveau chat) et un objet d’une autre catégorie (par ex., chien). Dès deux-trois mois, les bébés marquent un intérêt plus fort pour l’objet hors catégorie que pour le nouvel objet de la catégorie familière. En contrastant ainsi différentes catégories et en faisant varier les exemplaires présentés pendant la phase d’habituation, on peut conclure que ces catégories précoces dépendent de la similarité perceptive intracatégorielle et de la distinctivité perceptive entre les catégories contrastées.
Comment, au cours de l’enfance, s’opère le passage de ces catégories perceptives, dénuées de signification, aux catégories conceptuelles porteuses d’information sur la sorte d’objets catégorisés ? Si, pour certains auteurs, comme J. M. Mandler, ces deux formes de catégories renvoient à des processus de construction différents, la vision dominante est plutôt celle d’un enrichissement progressif des catégories perceptives reposant sur la prise en compte de nouveaux indices. Cette transformation des catégories perceptives résulte de l’enchevêtrement de différentes dimensions du développement de l’enfant. Ainsi, un progrès moteur dans le contrôle du geste de saisie par la vision rend possible une exploration nouvelle des propriétés fonctionnelles ; les interactions sociales et l’acquisition du langage en particulier, suscitent dès deux-trois ans le regroupement d’objets de même sorte, portant le même nom, permettant alors l’émergence de catégories taxonomiques (par ex., chats, crayons). Celles-ci prennent progressivement le pas sur les catégories perceptives. Toutefois, le type de similarité privilégié varie selon les enfants et donne lieu à une grande variabilité intra-individuelle. Outre les catégories perceptives et taxonomiques, on observe également des catégories thématiques. L’émergence de ces catégories fondées sur l’appartenance des objets à des situations routinières communes (par ex., les objets du repas incluent à la fois, les couverts, la table, les plats et les boissons) est bien décrite par K. Nelson. Cette forme de catégorisation très fréquente chez les enfants de quatre à cinq ans perdure également chez les sujets plus âgés sous certaines conditions. Ainsi, la plupart des auteurs abandonnent aujourd’hui une vision hiérarchique du développement des catégories, où à chaque âge correspondrait une forme de catégorisation, et considèrent plutôt que différentes formes de catégorisation coexistent au cours de l’enfance, la forme privilégiée pouvant dépendre du domaine d’appartenance des objets (vivant versus non-vivant ; naturel versus fabriqué).
La variabilité des conduites de catégorisation en fonction des domaines a donné lieu à différentes interprétations. Selon F. Keil ou S. Gelman, les enfants disposeraient très précocement de théories naïves sur le monde leur servant de guide dans la sélection de similitudes pertinentes entre objets. Ainsi, les enfants développeraient des théories essentialistes selon lesquelles les regroupements d’objets vivants tiendraient à des propriétés internes communes, non directement perceptibles, constituant l’essence même des objets, tandis que les objets fabriqués seraient définis par la fonction qu’ils assurent. Ainsi, une théière dans laquelle on réalise une ouverture cesse d’être une théière, car elle n’assure plus la fonction de contenant et devient un nichoir. En revanche, la peinture de rayures sur le dos d’un cheval ne le transforme pas en zèbre, car son essence n’a pas été modifiée. Dans une autre perspective, l’approche de la cognition incarnée, défendue notamment par L. W. Barsalou, propose que l’importance de la fonction pour les objets fabriqués puisse en partie refléter les actions et utilisations de ces objets. Les propriétés communes à une catégorie sont issues des diverses expériences sensorielles, motrices et émotionnelles et les conduites catégorielles reposent sur la réactivation de certaines des propriétés encodées lors des précédentes rencontres avec des exemplaires de la catégorie. Ce patron de propriétés est variable, car la pondération relative des propriétés pour une catégorie dépend à la fois des expériences antérieures et de la situation d’évocation de la catégorie. Par exemple, la catégorie « piano » se définit par un pattern de propriétés visuelles, sonores, d’utilisations motrices, etc., issues des interactions avec des pianos ; la pondération des propriétés n’est cependant pas la même pour un musicien ou un déménageur, et le patron de propriétés réactivé pourra varier selon que l’on assiste à un concert ou que l’on organise un déménagement.
Les conduites de catégorisation sont manifestes dès les premiers mois de vie et évoluent avec l’âge, s’enrichissant de propriétés nouvelles grâce à la diversification des expériences avec les objets. À tout âge, les catégories correspondent à des entités dynamiques, variables, permettant une grande flexibilité entre de multiples organisations mentales possibles des objets du monde.
Bibliographie
F. Bonthoux, C. Berger& A. BlayeNaissance et développement des concepts chez l’enfant. Catégoriser et comprendre, Dunod, Paris, 2004.
Accédez à l'intégralité de nos articles
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Agnès BLAYE : professeure de psychologie du développement
Classification
Voir aussi