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DES SINGES, DES CYBORGS ET DES FEMMES (D. Haraway)

La traduction tardive mais essentielle de Des singes, des cyborgs et des femmes (éditions Jacqueline Chambon, Paris, 2009) viendra sûrement alimenter des débats féministes contemporains en France, surtout chez les féministes qui, comme Marie-Hélène Bourcier, auteur de la Préface, s'inspirent de plus en plus des apports de la théorie queer comme des « études culturelles » des pays anglo-saxons. Même si le premier but de son livre est épistémologique et montre comment la science se fait, s'écrit, construit ses outils et ses objets, alors qu'elle prétend seulement les décrire, Donna Haraway le fait dans une perspective historique, féministe et politique particulière, qu'elle développe tout en l'expliquant. L'ouvrage est un recueil d'articles publiés dans diverses revues entre 1978 et 1989, une période marquée par les années Reagan, un fort conservatisme politique, un développement acharné du militarisme impérialiste et du capitalisme. Dans ce contexte, l'auteur plaide pour de nouvelles pratiques scientifiques ainsi que pour un féminisme humaniste et socialiste œuvrant à ce que les individus puissent se connaître, se définir en s'émancipant de ce que la science peut dire sur eux et faire d'eux.

Après avoir étudié la biologie à Yale et enseigné dans un département d'études féministes à l'université d'Honolulu, l'historienne des sciences rejoint l'université de Santa Cruz connue pour son activisme féministe et pacifiste. Son travail porte notamment sur les sciences de la nature, la primatologie, l'anthropologie physique, la psychosociologie, la biologie ou la génétique pour étudier et déconstruire les histoires, contes et autres mythes que se racontent et qu'écrivent, depuis le xxe siècle, des chercheurs blancs, masculins, occidentaux, qui se voudraient des « sujets neutres ». Ces mythes sont ceux du « corps politique », « du mâle dominant agressif », du modèle des « chasseurs-cueilleurs ». Spécialement depuis la philosophie de Hobbes, redoublée au xixe siècle d'un darwinisme approximatif appliqué aux comportements sociaux, c'est la compétition plutôt que la collaboration qui est censée assurer la survie de l'espèce. Ce faisant, la recherche scientifique a participé, estime Haraway, à « une folle théorisation du désordre établi ». Qu'observe un chercheur nord-américain de renom qui part en Afrique pour étudier le comportement de grands singes avant d'aller les chasser pour ramener quelques trophées : une tête, une main, une peau ? Que fait un autre lorsqu'il étudie les modes de communication entre insectes pour que des militaires utilisent ses données pour recruter de futurs officiers ? Pour Donna Haraway, il s'agit de questionner une science patriarcale, capitaliste et raciste qui, en nommant, crée et domine, et de montrer la fonction idéologique d'une science fétichisée lorsqu'elle naturalise et classe les êtres vivants du point de vue du sexe, de la race, et de la classe, lorsqu'elle sert à légitimer les rapports de domination qu'elle prétendait découvrir en tendant un miroir à la nature pour y voir l'essence « vraie » des êtres humains d'avant la culture. Le langage scientifique crée de manière quasi divine lorsqu'il prétend dire de manière totalisante ce qu'est la vérité sur des sujets qui n'ont pas la parole ou pas droit à la parole.

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Si Donna Haraway appelle à rompre avec l'héritage cartésien des sciences qui voudrait que l'Homme maîtrise la nature, et déconstruit le « savoir scientifique », elle se garde bien d'une posture « anti » ou d'un relativisme absolu. Il s'agit surtout d'encourager de nouveaux sujets, comme les femmes, notamment parce qu'elles en ont été exclues, à investir ces champs de la connaissance et à s'approprier le verbe et le droit à la parole. Dans une perspective marxiste assumée mais critique, elle décline la nécessaire réappropriation des moyens de productions en une réappropriation des moyens de savoir. Il s'agit de promouvoir ce qu'elle appelle « les savoirs situés » : que le langage savant dise d'où il parle, parce que l'expertise peut être incarnée dans des expériences. Ainsi peut-on espérer développer de nouvelles possibilités politiques et scientifiques afin de dépasser une série d'oppositions binaires – mâles/femelles, nature/culture, humain/machine, noir/blanc –, qui structurent nos pensées mais stérilisent la connaissance. Et c'est ce que fait l'auteur dans la plupart de ses articles quand elle décline ses identités multiples : de sexe féminin, blanche, américaine, de classe moyenne, éduquée, d'origine irlandaise.

Son approche du féminisme s'oppose à celles qui, sous couvert de radicalité, naturalisent l'opposition hommes/femmes pour expliquer la domination des secondes par les premiers. Elle appelle à un « féminisme des affinités » qui ne se base pas sur une définition totalisante des femmes mais prend en compte des individus aux identités multiples, et parfois contradictoires, sans les considérer d'emblée comme des victimes mais reconnaissant leur capacité à agir. Son « manifeste cyborg » est ainsi une tentative de dépassement de certaines apories du féminisme qui, souvent malgré lui, re-crée une entité féminine en cherchant l'unité impossible et totalisante des expériences des femmes. À cette figure-là, elle oppose la cyborg, créature postmoderne, être hybride et protéiforme, chimère née de la culture, mais qui intègre et dépasse ce qui l'a créée, rompt avec les origines, l'unité et la pureté : un nouveau sujet politique.

— Noëlle DUPUY

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Écrit par

  • : professeure certifiée d'anglais au lycée Paul-Bert, Paris

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