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ANÉANTIR (M. Houellebecq) Fiche de lecture

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Un avenir qui rétrécit

Cette désorientation tient en particulier au choix du régime temporel de l’anticipation proche, devenu l’une des marques de l’œuvre houellebecquienne, et qui évite le double écueil du reportage ancré dans l’actualité et de la projection vers un avenir éloigné. Alors que Balzac choisissait, pour parler du monde qui lui était contemporain, de placer ses intrigues quelques années en amont du moment de l’écriture, il semble que pour Houellebecq le passé récent n’ait déjà plus rien à nous dire, et que la seule manière d’appréhender le présent soit de le prendre de vitesse et d’en saisir, en aval, les conséquences presque immédiates. D’où un climat étrange, qui articule sans cesse le proche et le lointain, les plaisirs de la reconnaissance de l’actualité (dans le président, jamais explicitement nommé, le lecteur reconnaît Emmanuel Macron, et Bruno Juge évoque à bien des égards son ministre de l’Économie, Bruno Le Maire), le léger vertige de l’anticipation et les effets de décalage insolites. On pense, par exemple, aux choix onomastiques (Paul Raison, Bruno Juge, Prudence…) qui évoquent le roman allégorique médiéval mais défient toute tentative d’interprétation univoque.

Au point de frôler parfois l’antinomie : ce roman, qui a pour personnage central un homme appelé Raison, est en effet traversé de bout en bout par des rêves dont les récits constituent autant d’échappées énigmatiques. L’onirisme, qui suggère la porosité croissante de la frontière entre songe et réalité, à une époque qui célèbre les prestiges du virtuel, contribue aussi à placer au cœur du roman la question du sens. « Quel est le message ? », a soudain envie de crier Paul lorsqu’il se retrouve seul face à la beauté sidérante et incompréhensible d’un paysage. Les brumes épaisses qui enveloppent les personnages d’Anéantir rendent de plus en plus douteuse la réponse à cette question – comme il semble de plus en plus vain de prétendre « rendre compte du monde » (c’était l’ambition du personnage principal de La Carte et le territoire). Dans la course vers le néant qui emporte l’Occident, le monde paraît désormais indéchiffrable, et le sens hors d’atteinte.

Anéantir, qui se conçoit comme le récit d’une marche à la fois individuelle et collective vers la mort, est pourtant aussi, paradoxalement, un roman apaisé, où la satire se concentre sur un seul personnage, la belle-sœur journaliste de Paul, pour mieux épargner tous les autres. Si l’œuvre de Houellebecq est hantée par la déliaison, la disparition progressive des relations humaines, Anéantir se donne comme un roman de la reliaison : les familles décomposées retissent des liens, les couples séparés se reforment. Anéantir formuleainsi toute une série d’adieux (à la politique, à la société, au monde, inexorablement renvoyés à leur vide) pour mieux suggérer qu’au bord de l’abîme nous avons encore le choix de ce que nous laissons, au-delà de la disparition, subsister et rayonner de nous-mêmes. Et – on ne s’en étonnera peut-être pas – cette épiphanie-là a profondément à voir non seulement avec la puissance de l’amour, mais aussi avec les mirages salvateurs de la fiction.

— Agathe NOVAK-LECHEVALIER

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Agathe NOVAK-LECHEVALIER. ANÉANTIR (M. Houellebecq) - Fiche de lecture [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Article mis en ligne le et modifié le 25/01/2023