COSSERY ALBERT (1913-2008)
Au mois de juin 2008 disparaissait à Paris, dans la chambre 58 de l'hôtel de Louisiane qu'il occupait à Saint-Germain-des-Prés depuis 1945, un écrivain dérangeant aux allures de dandy, campé dans un refus obstiné des valeurs d'une société dont il n'aura cessé de clamer l'imposture, s'efforçant de la combattre par la dérision et le rire. Dès 1964, il revendiquait ce refus de toute compromission ; alors que Pierre Dumayet lui demandait si ses romans ne s'apparentaient pas aux contes philosophiques, il avait répondu avec fermeté que ses livres étaient ancrés dans le réel : « tout ce que j'écris a été observé dans la rue ». De fait, si ses romans ont pour toile de fond un Proche-Orient enraciné dans sa mémoire affective (Le Caire, Alexandrie, Damiette ou encore un émirat du désert), Cossery estime que leur propos est universel.
Né le 3 novembre 1913 au Caire, dans une famille de petits propriétaires terriens qu'il évoque dans Les Fainéants dans la vallée fertile (1948), Albert Cossery poursuit des études chez les pères jésuites puis au lycée français. Ses premières nouvelles paraissent dans la revue La Semaine égyptienne. À dix-sept ans, il se rend une première fois à Paris, pour y étudier. En réalité, il y fera la noce. En 1933, il publie au Caire son premier livre Les Hommes oubliés de Dieu, un recueil de nouvelles. Sur le conseil de son ami Lawrence Durrell, Henry Miller introduira ce recueil de nouvelles aux États-Unis. Selon celui-ci, « aucun [écrivain] ne décrit de manière plus poignante ni plus implacable l'existence des masses humaines englouties ». En 1939, Albert Cossery revêt, « pour voyager », le costume de steward sur le paquebot Port-Saïd qui rallie New York. Il y passera six ans de sa vie avant de débarquer à Paris, en 1945, à la demande de l'éditeur algérois Edmond Charlot, ami d'Albert Camus, fraîchement installé à Paris, et désireux de rééditer le livre.
En 1944, paraît La Maison de la mort certaine. Leur maison menaçant de s'effondrer, ses habitants, tous illettrés, font appel au conducteur du tramway pour écrire une lettre au gouvernement, lequel se matérialise sous la forme d'un policier invitant les contestataires à se rendre au commissariat. Le roman s'achève avant une confrontation dont il n'y a rien à espérer. Les Fainéants dans la vallée fertile décrit la vie d'une famille de petits propriétaires terriens dont le sommeil est la grande occupation. Seul le cadet rêve de travailler et se rend chaque jour sur le chantier d'une usine en construction. Mais le désir du père de se marier va bousculer la paix de cet univers. Mendiants et Orgueilleux (1955) marque un tournant dans l'œuvre de Cossery qui cette fois rencontre un public nombreux. Le thème complète la fresque déjà ébauchée : Gohar, professeur à l'université, prend conscience que « l'enseignement n'est qu'une monumentale escroquerie ». Il choisit – liberté suprême – la condition de mendiant. Drogué, et en état de manque, il tuera accidentellement une prostituée. À l'opposé du héros de Crime et châtiment, Albert Cossery affranchit son personnage de toute culpabilité sous le constat suivant (le roman se déroule à la veille de la destruction des villes d'Hiroshima et de Nagasaki) : « Quelle est l'importance d'un crime parmi tant d'autres crimes perpétrés chaque jour sous les formes les plus diverses : guerre, massacres, répressions ? ». Irrespectueux face aux détenteurs de pouvoir, les personnages de Cossery se caractérisent également par leur capacité à abandonner devant eux toute forme de dignité. La meilleure attitude qui soit face à l'autorité est de « se conformer à l'usage, [...] se montrer inoffensif et cauteleux, presque dégénéré. Se méfier de prononcer le moindre mot intelligent ». Mendiants et orgueilleux fera l'objet de deux adaptations au cinéma ; l'une, en 1971, due à Jacques Poitrenaud, avec Georges Moustaki dans le rôle de Gohar, l'autre, en 1991, de Asma El Bakri.
En 1959, Cossery accepte de rédiger une préface, la seule qu'il écrira, au roman de Gogol, Les Âmes mortes. Selon lui, Gogol s'avère un observateur rigoureux autant que respectueux. Ses personnages ne sont « pas embellis pour deux sous, ils agissent, ils parlent comme ils sont bien obligés d'agir et de parler dans la vie ». Tout au long de cette préface, Cossery souligne une exigence de réalité qui vaut également pour son œuvre et qui explique son obstination à se déclarer « écrivain » et non « romancier », son souci de proposer un témoignage plus proche de l'enquête ethnographique que de l'invention.
Les romans qui suivent n'apportent pas de véritable nouveauté, mais précisent avec un talent d'écriture incontestable, dans La Violence et la Dérision (1964) par exemple, que Cossery n'attend rien d'une révolution improbable (« aucune violence ne viendra à bout de ce monde bouffon »), pas plus que de l'Occident, comme Un complot de saltimbanques (1975) le laisse entendre. Quant à l'argent, qui afflue avec la découverte de pétrole (Une ambition dans le désert, 1984), ou à la classe politique, impliquée dans une affaire de corruption dans Les Couleurs de l'infamie (1999), son dernier livre, ils ne sont jamais que le moyen de maintenir sur ses pieds « un univers absurde ».
Les héros de Cossery témoignent tous d'un mépris pour la reconnaissance sociale et l'ambition, jugées « futiles », le savoir, vécu comme « une escroquerie », la liberté, considérée comme « une notion abstraite et un préjugé bourgeois », le progrès comme « un asservissement ». Chez lui, parmi ce que Michaux nomme ses « propriétés », notion qui recouvre des réalités très différentes d'une personne à l'autre, figure au premier chef « le plaisir de pouvoir disposer de toutes les heures de la journée ». Le monde est fait pour être contemplé.
Albert Cossery reçut le prix de la Société des gens de lettres, en 1965, le grand prix de la francophonie en 1990 et le prix Méditerranée en 2000.
Bibliographie
Albert Cossery. Œuvres complètes, t. I et II, éd. Joëlle Losfeld, Paris, 2005
M. Mitrani, Conversation avec Albert Cossery, ibid., 1995.
Accédez à l'intégralité de nos articles
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Yves KIRCHNER : écrivain
Classification
Autres références
-
FRANCOPHONES LITTÉRATURES
- Écrit par Jean-Marc MOURA
- 7 222 mots
- 5 médias
...Salah Stétié et de Nadia Tuéni attestent l’exigence de cette poésie située au carrefour des imaginaires poétiques arabe et francophone. L’œuvre romanesque de l’Égyptien Albert Cossery se caractérise, elle, par un humour où s’exprime un style de vie fait de simplicité et d’oisiveté.