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AYLER ALBERT (1936-1970)

En 1964, deux ans après son installation à New York, le saxophoniste ténor Albert Ayler enregistre Ghosts, l'album qui devait passer pour l'un des manifestes fondateurs du nouveau jazz. Dans ce disque, les musiciens (avec Ayler, le cornettiste D. Cherry, le bassiste G. Peacok et le batteur S. Murray) reprennent, en la radicalisant, la conception coltranienne selon laquelle à l'ordre du discours (coercitif pour tout le jazz antérieur) doit se substituer un pur ordre sonore, dont l'avènement sonne le glas d'une option jusqu'alors dominante : la recherche d'une sonorité sinon flatteuse, du moins plaisante pour l'oreille. Désormais, vont faire leur entrée dans le jazz toutes sortes de sons et de bruits par lesquels la tradition culturelle de l'Occident a précisément défini la laideur sonore : cris, râles, hurlements, sifflements, crissements, coassements, couinements, raclements, éructations. Cette radicalisation imposait de bouleverser parallèlement le vieux schéma thème-improvisation-thème, auquel Coltrane lui-même n'avait fait subir que des aménagements timides. Au principe de la variation thématique, Ayler oppose un collage aux éléments singulièrement contrastés : des sonneries militaires, des appels de trompe, des comptines, des rumeurs d'orphéon, des citations approximatives d'hymnes nationaux (God Save the Queen, La Marseillaise), des rengaines au lyrisme mièvre sont juxtaposés à des séquences de stridences où grincent les uns contre les autres les timbres des différents instruments en une polyphonie sauvage, délibérément anarchique. Aucun projet ne règle cette succession, qui n'admet que la pression du hic et nunc, et se présente ainsi comme un événement plutôt que comme un objet esthétique. Dans les passages librement improvisés, Ayler éraille et exaspère sa sonorité ; dans les sonneries et dans les rengaines, au contraire, il l'arrondit à l'extrême, la gonfle et l'anime d'un vibrato ample, débordant de sentimentalité. Visant à une emphase jubilatoire de l'insignifiance, il se présente aussi comme un jazzman ambigu : il est souvent difficile, parfois impossible, de faire le départ entre ce qui relève de l'humour et ce qui procède d'une complicité émue avec les Ersätze culturels de ceux à qui la culture mandarinale a été refusée.

Scandalisée, la critique conventionnelle admit fort mal la « cacophonie » aylérienne et plus mal encore le recours aux éléments (trop) facilement repérables de son discours. Elle ressentait comme le dernier des outrages qu'on introduisit l'avant-garde par le défilé de l'archaïsme et de la banalité. On accusa le saxophoniste d'ignorance musicale, de naïveté et, bien sûr, de mauvais goût. Ces appréciations ressortissent à une approche qui n'est pas pertinente : celle qu'impose aux Blancs la culture occidentale. Or les agressions d'Ayler sont contemporaines du soulèvement de certains ghettos et de l'exacerbation générale des luttes politiques des Noirs américains. Dans les archaïsmes de sa musique, il fallait lire une volonté de ressourcement. Au reste, la parenté du nouveau jazz et du jazz préhistorique (improvisation collective, hyperexpressionnisme sonore, polyphonie non réglée, méconnaissance ou dédain des conventions) devait être à maintes reprises soulignée par les hommes de la New Thing. « Nous essayons de rajeunir ce vieux sentiment du jazz Nouvelle-Orléans que la musique peut être jouée collectivement et dans une forme libre », a déclaré Ayler. Par ce geste, la culture noire se reprenait en main après avoir longtemps cédé, et notamment dans le jazz, aux intimidations et aux séductions de la culture blanche.

N'est-ce pas cependant des stéréotypes occidentaux qui sont sollicités à travers les fanfares, comptines et autres Marseillaises hantées[...]

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Écrit par

  • : docteur en psychologie, membre du Collège de pataphysique et de l'Académie du jazz, romancier

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Alain GERBER. AYLER ALBERT (1936-1970) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

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