2666 (R. Bolaño)
Roman posthume de l'écrivain chilien Roberto Bolaño, 2666 (trad. franç. R. Amutio, Christian Bourgois, 2008), a été salué par la critique internationale comme un des événements littéraires du début du xxie siècle. Des conditions particulières ont présidé à son édition sous la forme que l'on connaît aujourd'hui. Informé de son état de santé extrêmement précaire – il mourut en juillet 2003 à Barcelone dans l'attente d'une greffe du foie, à l'âge de cinquante ans –, Roberto Bolaño avait prévu de publier séparément cinq livres de longueur différente afin de faire profiter ses deux enfants, auxquels le livre est dédié, de droits d'auteur plus substantiels. Avec l'accord de la famille, les éditeurs espagnols et étrangers du livre ont privilégié l'édition en un seul volume du texte, désormais divisé en cinq parties qui communiquent entre elles par une série de rappels, d'anecdotes, de lieux et de personnages communs.
Deux éléments particuliers, deux pôles, instaurent des points de repères dans ce roman fourmillant, qui oscille entre le rire et l'horreur, et passe de l'érudition gratuite et volontairement pédante à l'onirisme halluciné, du réalisme glacé à la satire féroce de certains milieux intellectuels : d'un côté, la trajectoire existentielle et littéraire d'un écrivain allemand au nom improbable, Benno von Archimboldi, que, comme dans un superbe roman précédent, Les Détectives sauvages, certains lecteurs et exégètes vont frénétiquement rechercher ; de l'autre, une ville fictive de l'État mexicain du Sonora, Santa Teresa, à la frontière des États-Unis, que l'on identifie rapidement avec la ville bien réelle de Ciudad Juárez, qui défraie la chronique depuis des années en raison d'innombrables meurtres de femmes, pour la plupart non élucidés.
Le titre du livre est lui aussi un facteur d'unification et de cohérence : le chiffre 666 est une évidente allusion biblique, et plus précisément à l'Apocalypse, où il annonce l'irruption de la Bête, du mal absolu, reliant par la même occasion le dernier roman de Bolaño avec l'ensemble de son œuvre, toute entière parcourue par la confrontation de l'écriture à la terreur et à l'abomination, enfin par la conscience de la mort des utopies. Ici, la bête prend le double visage de l'extermination des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale, et de la sauvagerie la plus aveugle qui caractérisa ce que certains journalistes et enquêteurs ont qualifié de véritable ethnocide : les assassinats, autour de Ciudad Juárez, de centaines de femmes, violées, torturées, et sommairement enterrées dans le désert ou abandonnées dans des décharges, entre 1993 et aujourd'hui.
Le roman fonctionne en boucle, ce qui justifie pleinement son édition dans la forme finalement retenue : dans la première partie, quatre intellectuels européens, chercheurs et enseignants de littérature – un Français, un Espagnol, un Italien et une Anglaise –, deviennent peu à peu des spécialistes reconnus de l'œuvre d'Archimboldi ; ils souhaitent ardemment le rencontrer et, après avoir écumé l'Europe à sa recherche, finissent par retrouver sa trace dans une ville mexicaine, Santa Teresa, où deux d'entre eux s'installent pour un long séjour. Dans la dernière partie du livre, Benno von Archimboldi, ancien soldat de la Wehrmarcht, qui s'appelle en réalité Hans Reiter, part à Santa Teresa à la recherche de son fils, emprisonné dans le cadre de l'enquête sur les meurtres de femmes. Ce départ renvoie donc le lecteur à la quête initiale des chercheurs, en une sorte d'invitation à une relecture globale du roman au cours de laquelle on passe d'un univers à un autre, des milieux universitaires européens, protégés et suffisants, à la détresse d'intellectuels latino-américains contraints à l'exil, de la vacuité des médias nord-américains à la précarité et aux menaces pesant sur les écrivains russes pendant le stalinisme. Les personnages sont constamment en mouvement, soit physiquement, soit par l'intermédiaire de leurs rêves, abondamment rapportés dans ce roman aux dimensions planétaires.
Un des charmes indiscutables de 2666 réside dans l'art et la maîtrise avec lesquels Bolaño sait imbriquer les anecdotes les unes dans les autres, pratiquer la digression pour alléger une tension dramatique qui pourrait facilement sombrer dans un pathétique excessif, entraîner son lecteur dans une classification érudite des algues ou une énumération baroque des sciences appliquées. Derrière cette prolifération narrative où la parodie a sa place, se développe une réflexion ininterrompue sur le statut social et culturel de l'écrivain, en particulier dans ses rapports avec le pouvoir politique, sur le plaisir d'écrire – « un plaisir proche de celui du détective avant de découvrir l'assassin » –, enfin sur les qualités nécessaires à tout créateur, énumérées par l'éditeur d'Archimboldi : le savoir-faire littéraire, la capacité fabulatrice, l'injection de sang nouveau dans une langue ankylosée. Ce que Bolaño applique ici à la lettre.
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Écrit par
- Claude FELL : professeur émérite à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
Classification
Média
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