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LE DOMAINE (L. Peries)

Avec la guerre d'insurrection opposant les Tigres de Libération de l'Eelam tamoul au pouvoir de Colombo, le Sri Lanka n'a longtemps revêtu aucune autre actualité pour le reste du monde. Pourtant, dans un pays de dimension modeste, aux prises avec de grandes difficultés économiques, et qui n'a jamais pu briser sa dépendance culturelle avec le continent indien qui le domine de sa gigantesque stature, le cinéma a persisté à tisser des liens entre les différentes ethnies de l'île. Dans le paysage d'une production limitée, d'abord tamoule et à vocation fortement commerciale (pâle imitation du « Bollywood » voisin), on distingue en parallèle des œuvres qui, aujourd'hui comme hier, viennent nourrir un cinéma adulte, cultivé, qui donne à réfléchir et à regarder. Au sein de cette production, que l'on peut qualifier d'auteur dans une perspective occidentale, Lester James Peries incarne une figure tutélaire, reconnue non seulement dans son pays mais aussi en Occident. Né en 1919, plus de vingt ans avant la naissance du cinéma au Sri Lanka, formé en Grande-Bretagne, épris de culture occidentale, il n'a jamais renoncé à sa culture d'origine – celle de sa naissance et qui a marqué ses débuts de cinéaste –, afin de transmettre une certaine vision de la société cinghalaise et de son développement dans l'Histoire.

Le Domaine (2003) semble trouver son origine aux antipodes culturelles de son pays, puisqu'il s'inspire d'une pièce de Tchekhov. Mais c'est oublier que, à la suite d'un bref séjour à Columbo, où il noua une liaison amoureuse, l'écrivain russe a laissé des traces profondes dans l'intelligentsia, et notamment chez Martin Wickramasinghe, un auteur que Lester James Peries admire et qu'il a adapté au cinéma avec Changements au village.

Lester James Peries a retrouvé dans La Cerisaie, pièce écrite par Tchekhov en 1904, la description prophétique d'une société prérévolutionnaire, qui partage bien des points avec celle de la société du Sri Lanka de la fin des années 1980, quand la grande révolte de 1987-1988 eut bouleversé pour la première fois la société, forçant le gouvernement à se battre sur plusieurs fronts. Dans La Cerisaie, l'étudiant annonce une ère de changements sociaux qui surviendra treize ans plus tard. Dans Le Domaine, elle a déjà commencé et va ébranler la vie d'une famille qui y perdra sa maison. Celle-ci ne représente pas seulement pour elle le centre du domaine, des terres cultivées de coco et le lieu de ses racines. Elle est aussi le théâtre de son rayonnement social, un véritable personnage central, qui vit et respire. Aucune des générations de cette moyenne bourgeoisie ne voudrait que la maison soit détruite. Mais voilà que, à l'issue des lois sur la terre qui ont commencé à être promulguées dans les années 1970, les domaines sont devenus l'enjeu de toutes les spéculations immobilières.

La perte du domaine, le déchirement familial qu'elle provoque inévitablement, ne sont jamais exprimés dans le film de Lester James Peries en termes d'affrontements violents, qui sans doute existent bel et bien hors du champ de la caméra. Ce qui retient le cinéaste et qui fait qu'il ait pu s'intéresser à un écrivain inspiré par Tchekhov tandis qu'aujourd'hui, après un patient mûrissement, il adapte directement une œuvre du dramaturge, c'est ce qui se passe dans l'intervalle, entre crises et conflits. Par rapport à une violence manifeste, les pauses, les silences, les mouvements des visages, les personnages qui s'arrêtent de parler ou qui expriment autre chose que ce qu'ils disent, constituent des expressions bien plus fortes de cette histoire d'une dépossession. L'émotion s'exprime ici entre les mots ; elle surgit de la mise en en scène et pas seulement du dialogue, tout autant de la manière dont les personnages se déplacent[...]

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Hubert NIOGRET. LE DOMAINE (L. Peries) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

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