COLONISER EXTERMINER. SUR LA GUERRE ET L'ÉTAT COLONIAL (O. Le Cour Grandmaison) Fiche de lecture
Ce livre n'est pas un ouvrage de plus sur la façon dont la France, dans ses colonies, géra les sols et gouverna les gens. C'est l'illustration, moyennant le traitement scrupuleux d'une documentation massive, de l'exactitude de ce jugement de Franz Fanon : « Le langage du colon, quand il parle du colonisé, est un langage zoologique. On fait allusion aux mouvements de reptation du Jaune, aux émanations de la ville indigène, aux hordes, à la puanteur, au pullulement, au grouillement, aux gesticulations. Le colon, quand il veut bien décrire et trouver le mot juste, se réfère constamment au bestiaire. » (Les Damnés de la terre, 1961)
Les bêtes, on les soumet, on les dompte. Et si on y échoue, on s'en débarrasse. Ni n'importe quand ni n'importe comment. Mais à une échelle, avec une intensité qu'il convient à ceux qui, sous l'autorité de l'État, chassent et massacrent, de définir selon les références éthiques, juridiques, idéologiques du moment. Dans Coloniser Exterminer (Fayard, 2005), Olivier Le Cour Grandmaison explore, fait parler des documents peu connus ou adroitement négligés, il suit, de son commencement à sa fin, l'histoire de la mainmise de la France sur l'Algérie d'abord et surtout, mais aussi sur l'ensemble des domaines coloniaux qu'elle se soumit, et il assoit avec une rigueur inattaquable ce qu'il avance en clair au cœur de sa conclusion. Il est de bon ton, en France et ailleurs, de traiter des entreprises de colonisation en termes d'épisodes aux caractéristiques singulières, se déployant en périphérie, s'inscrivant mal dans la « logique » de ce qui est central en histoire : les violences inhérentes à la colonisation ne font pas l'objet du même traitement historique que les guerres, ce qui est compréhensible si on les rapporte, comme dirait Fanon, à des scènes d'extermination d'animaux nuisibles. Il y a de la tenue, du convenu, du juridique dans « guerre ». Y en a-t-il dans « brigandage » et dans « enfumade » ?
Au terme de son enquête, Le Cour Grandmaison ose affirmer que les origines de la « guerre totale » ne sont pas à chercher dans les opérations militaires de 1914-1918ni, plus près de nous, dans l'assaut par l'armée hitlérienne en 1941de l'Union soviétique promise à l'annihilation annoncée par le Führer. Ces origines, on les découvre bien avant « dans les montagnes de Kabylie livrées aux vastes et systématiques incendies allumés par les troupes que commande Saint-Arnaud [...] dans les combats acharnés, engagé pour s'emparer de villes ou d'oasis jugées indispensables à la conquête et à la pacification ». Et l'auteur, fort de l'argumentation rigoureuse sur laquelle le lecteur le voit mener son enquête, se risque à commenter : « Là, on le sait, les indigènes, quels que soient leur sexe, leur âge et leur statut, furent souvent décimés et parfois déportés au cours de longues marches meurtrières, les villages anéantis par centaines, les cités détruites de fond en comble et les territoires ainsi vidés de leurs habitants soumis à une militarisation complète. »
Les pratiques de soumission et d'extermination constituant sur place la réalité des colonisations n'auraient pas convenu, disent alors politiciens, officiers et penseurs, pour soumettre des peuples européens en cas de conflit dans leur propre continent. Elles convenaient pourtant parfaitement là où elles étaient mises en œuvre : en Algérie, en Nouvelle-Calédonie, en Indochine, à Madagascar. On ne peut poser plus nettement la bestialisation de fait de l'indigène, explicite dans la pratique aux colonies parce qu'implicite dans la théorie coloniale. Olivier Le Cour Grandmaison surprend encore son lecteur en lui rappelant un étrange transfert de stratégie. Périphérique au[...]
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Écrit par
- Louis SALA-MOLINS : professeur émérite de philosophie politique, universités de Paris-I et de Toulouse-II
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