TEATRO DI GUERRA (M. Martone)
Découvert en 1992 au festival de Venise, Mario Martone a derrière lui une longue expérience de metteur en scène de théâtre à la tête d'une compagnie qu'il crée en 1979, Falso Movimento. À l'origine de la fondation de Teatri Uniti, il poursuit ses recherches expressives en montant des pièces où passe son amour pour le cinéma (Ritorno ad Alphaville, 1986), avant de découvrir la mise en scène cinématographique et d'y consacrer son énergie, en alternance avec le théâtre. Son premier long-métrage, Mort d'un mathématicien napolitain, qui évoque le suicide du mathématicien Renato Caccioppoli, petit-fils de Bakounine, révèle un talent de dramaturge et d'observateur des fêlures existentielles dans le chaudron incandescent de l'univers culturel napolitain. Après d'autres expériences en vidéo et sur pellicule et la poursuite de son travail avec la compagnie Teatri Uniti, Martone confirme en 1995, avec L'Amour meurtri, une inspiration exigeante, qui fait de lui un des cinéastes italiens les plus doués de sa génération. Il trouve en Anna Bonaiuto – qui joue dans tous ses films – une interprète émouvante pour un rôle de jeune femme ne parvenant pas à se libérer d'un traumatisme de l'enfance.
Teatro di guerra (1998) prolonge une recherche mêlant expérience théâtrale – le film montre la préparation d'un spectacle que Mario Martone a réellement mis en scène en 1996, Les Sept contre Thèbes d'Eschyle – et réflexion sur le rôle du cinéma dans la mise à nu du drame napolitain comme écho de la tragédie bosniaque. Car Teatro di guerra pose la question fondamentale : que peut le spectacle – le théâtre, le cinéma – face à la guerre ? Que peut l'art face à la barbarie ? Tout et rien à la fois. À cet égard, Martone place la réplique décisive dans la bouche du directeur du théâtre national, l'homme qui a toujours méprisé les efforts de la compagnie indépendante pour monter une pièce destinée à être représentée à Sarajevo : « Ils ne sont allés nulle part. Ce sont ces choses velléitaires… Ils croient que le théâtre leur sert là-bas. À ces pauvres gens, ce sont les armes qui leur servent, c'est clair ? Les armes ! Quel théâtre ? »
Produit avec peu de moyens, tourné en super-16 pendant deux ans au rythme du travail théâtral, le film, censé se passer en 1994, fait alterner les séquences de répétition de la troupe qui prépare le spectacle destiné à la Bosnie et le bouillonnement de la cité parthénopéenne dans l'espace populaire des quartiers espagnols. Martone procède à de multiples imbrications. Outre les répétitions, il analyse les difficiles rapports entre la troupe « off » et la compagnie officielle richement subventionnée qui monte Shakespeare. Il fournit quelques bribes de la vie privée de ses protagonistes, en suggérant plus qu'en montrant. Surtout, il donne à voir l'omniprésence de la ville de Naples que la Camorra contrôle. Dans ces quartiers dangereux où l'on assassine impunément, une société délabrée échappe aux règles communes en inventant ses propres lois : les trafics de cigarettes et de drogue, le racket et la prostitution tiennent lieu d'activités ordinaires face à une police impuissante.
La guerre est apparemment absente – Sarajevo est loin –, et pourtant elle est bien ici, dans cette ville officiellement en paix. Le conflit est à Naples, guerre sournoise qui ne dit pas son nom, guerre entre une société gangrenée et des forces de renouveau qui s'épuisent à trouver leur point d'application. Car c'est peut-être le rôle du théâtre que de retrouver la dignité de l'homme par le respect de valeurs morales bafouées. Dans la Naples des ruelles étroites, des bassi où la population s'entasse, des écoles où les enfants doivent tout réapprendre de relations humaines fondées sur le respect d'autrui, la violence est partout, et c'est elle, portée à son paroxysme, que le metteur en scène cherche à exorciser. Les Sept contre Thèbes, en montrant l'affrontement de deux frères, les petits-fils de Laïos, les enfants d'Œdipe et de Jocaste, illustre la puissance du destin, « ces malheurs envoyés par les dieux auxquels nul ne saurait échapper ». Ainsi, dans une vision funeste de l'existence, les héros se combattent et s'entre-tuent en oubliant qu'ils sont frères, et les sœurs se séparent à leur tour pour rendre hommage à la dépouille des deux morts, l'un, Étéocle, célébré à Thèbes, l'autre, Polynice, jeté du haut des murailles en proie aux chiens et aux vautours et qu'Antigone essaye de sauver de l'infamie.
Dans ce désastreux « théâtre de guerre », la violence du destin veut que le spectacle enfin prêt et dont la générale a montré à quel point les acteurs en avaient fait un acte d'amour, soit abandonné : les nouvelles de Sarajevo – le Mattino annonce un bain de sang dans la capitale bosniaque – rendent impossible tout voyage, toute représentation, d'autant que le metteur en scène yougoslave sous les auspices duquel tout avait été préparé, a été tué par l'explosion d'une grenade. La même nuit où la fête de la générale se termine par l'annonce de l'échec du projet et le refus de présenter le spectacle à Naples, la troupe officielle célèbre dans un restaurant du bord de mer son propre triomphe encensé par la presse. Le mot de la fin appartient au metteur en scène rival : les habitants de Sarajevo ont besoin d'armes, non de théâtre !
Mario Martone n'élude rien des difficultés de l'art confronté à l'action : il est parfaitement conscient que la fonction de témoignage qu'exprime la création face à la barbarie n'est apparemment qu'un acte impuissant, presque gratuit. Pourtant, loin des combats, comment avoir la conscience en paix si l'on ne fait pas quelque chose, même avec les moyens dérisoires dont on dispose ?
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Écrit par
- Jean A. GILI : professeur émérite, université Paris-I-Panthéon Sorbonne
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