LE TERRITOIRE DU CRAYON (R. Walser)

Désormais, il est certainement superflu de rappeler qui est Robert Walser, ce romancier, poète et dramaturge né en Suisse en 1878, « révélé au public dès 1907 » – comme le rappelle Peter Utz – et qui « cessa définitivement d'écrire en 1933 ». Il n'en aurait pas été de même naguère. C'est que Walser avait été quasi oublié pendant plusieurs décennies. Dans les années 1920, pourtant, il n'avait pas été ignoré d'un certain nombre d'auteurs parmi les plus importants : Kafka, Max Brod, Benjamin, Musil, plus tard Canetti. Mais, bien avant sa mort, il avait sombré dans l'obscurité et le silence. Entré en 1929 à l'asile psychiatrique de la Waldau – comme le précise Jochen Greven dans le numéro d'Europe de mai 2003 –, il avait, certes, continué à écrire. Mais, après son transfert – contre son gré – en 1933 à l'asile de Herisau, il cessa tout travail littéraire, jusqu'à sa mort en 1956.

Les « microgrammes » dont est composé Le Territoire du crayon (trad. de M. Graf, suivie d'un essai de Peter Utz, Zoé, 2003) sont, pour citer à nouveau Peter Utz, des textes « notés au crayon en caractères minuscules » et sur des « supports variés » – « feuilles de calendrier », « marges de journaux », cartes diverses ou enveloppes. Ils furent transmis par la sœur de Walser à Carl Seelig, qui était devenu une manière d'ami de l'écrivain. Mais ce n'est que bien plus tard qu'ils furent soumis, pour leur publication en allemand, au travail de minutieux déchiffreurs. Ces derniers, remarque Peter Utz, se sont alors trouvés « confrontés à un défi unique dans l'histoire de l'édition : une liasse correspondant à quatre mille pages de texte imprimé » qui devait être « examinée et déchiffrée mot à mot, voire syllabe par syllabe ».

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La plupart des petites proses – ou, pour employer un mot de Walser, des « rédactions » – réunies dans Le Territoire du crayon n'ont pas d'autre titre que leurs premiers mots. Toutes s'avancent nues. Simples ? Dans « La Forêt de Diaz », Walser touche lui-même à la question de la simplicité – ou plutôt il l'exprime par l'entremise de la forêt même qu'il fait parler : « Les feuilles mortes chuchotèrent : „Ce que l'on trouve dans cette petite rédaction a l'air très simple, mais il y a des époques dans lesquelles tout ce qui est simple et facile à comprendre s'éloigne diamétralement de l'entendement humain et ne peut se comprendre, de ce fait, qu'avec la plus grande difficulté.“ Ainsi chuchotaient les feuilles. » De telles phrases, qui interrogent le texte même où elles apparaissent, n'ébauchent pas, cependant, une réflexivité où l'œuvre serait complétée par la conscience de ses propres opérations. Elles renforcent plutôt l'immédiateté de l'exposition de la prose.

Ce n'est pas que Walser soit un naïf, ou un écrivain « brut ». Il a une grande conscience de l'existence des autres créateurs (maints écrivains ou artistes sont mentionnés dans Le Territoire du crayon). Il n'ignore pas davantage le monde et l'actualité. Mais, en même temps, une force ne cesse de pousser chaque texte en avant de lui-même. Irrésistiblement, sans qu'un sujet soit vraiment traité ni une histoire racontée (« À bas les souvenirs, et vive le présent hirsute, dansant, piaffant, qui nous met effrontément à l'épreuve »), les phrases avancent et créent un déroulement non rassemblable. On sent encore, à travers leur geste toujours renouvelé, celui-là même de la main qui les traçait... Écrire, pour Walser, exigeait une souplesse aussi bien corporelle que psychique. Et c'est ce que permettait le libre crayonnage, « la procédure du crayon », seule capable de permettre à l'auteur du Brigand d'« esquisser » et, comme jamais – mais au bord de quels dangers ? –, de « batifoler ».

Est-ce sous l'effet de cette avancée toujours renouvelée ? Rien n'est nommé, décrit ou raconté par Walser qui ne flotte, décollé. Rien qui ne s'environne d'un vide actif. Ainsi, décrivant un paysage blanc – où « la neige ne pense à rien, mais moi, si » –, Walser a-t-il étrangement recours à la fameuse histoire des faux villages fabriqués jadis par le prince Potemkine, le favori de Catherine de Russie, pour les visites de l'impératrice. « Des villages, non pas de Potemkine, mais des vrais, sont disposés à quelque distance, peints comme de ravissants décors de Potemkine dans le cadre tremblé de la douceur d'une journée d'hiver plus clémente. »

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C'est dans ce même vide que s'avancent les personnages éphémères de Walser. Ils en sont baignés, et leur désir d'exister dans le regard des autres y brûle sur-le-champ. Ou bien c'est – par exemple quand « Madame Rondelette » à la « stature splendide » part d'un rire « tout rond » qui éclate « comme crève une baudruche » – l'érotique envie de séduire qui n'est dite que pour être livrée en « vaguelettes » à l'air... Ce que Walser à tout moment nous fait partager, c'est moins la croyance à ce dont il parle que le suspens glissant et joueur – et soudain si joyeux ! – à quoi il livre toute chose, et jusqu'au sol où le « je » est supposé avoir les pieds.

L'étrangeté de Walser, si sensible et convaincante dans Le Territoire du crayon, pourrait donner envie de le comparer à d'autres écrivains non moins imprévisibles. Kleist, sur lequel il a merveilleusement écrit ? Nerval, soudain ? C'est encore à l'immense romancier russe Platonov que l'on pourrait parfois penser. Mais toute proximité entre ces deux contemporains vivant dans des mondes si différents n'associerait encore, dans l'angoisse ou le rire, que deux extrêmes solitudes.

— Claude MOUCHARD

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