LE LIVRE ROUGE (C. G. Jung) Fiche de lecture
Voici des décennies que le « Livre rouge » de Carl Gustav Jung représentait une véritable légende dans les milieux de la psychologie. Ses héritiers ont enfin permis sa publication, en en confiant le soin à Sonu Shamdasani, de l'université de Londres, l'un des meilleurs connaisseurs au monde de l'œuvre du psychiatre suisse. Après une édition anglophone en 2009, Le Livre rouge est paru en 2011 en France, par les soins des éditions de L'Iconoclaste et de La Compagnie du Livre rouge, et sous la haute compétence de Bertrand Éveno. Reproduisant l'original en fac-similé, il offre une excellente traduction française de son texte (sous la responsabilité de Christine Maillard), complétée d'un bon millier de notes qui en éclairent les subtilités, ainsi que la reproduction de toutes les « illustrations » qui l'accompagnent. Une exposition qui s'est tenue au musée Guimet à Paris puis à la fondation Bodmer à Genève a également permis de situer l'ouvrage dans son environnement.
Après sa rupture d'avec Freud qui l'avait un temps intronisé président de la première Association internationale de psychanalyse, Karl Gustav Jung vécut à partir de 1913 des années d'un intense désarroi qui s'apparentait à un épisode psychotique, ou à tout le moins, para-psychotique. En effet, déçu par son vrai père dans ses années d'enfance (il réévaluera largement sa figure vers la fin de sa vie), on peut dire qu'il avait fait de Freud son « père idéal », et que la perte de cette relation privilégiée entraînait celle de tous ses repères, aussi bien intérieurs que théoriques.
Dans cette profonde aliénation à lui-même, Jung décida pourtant de laisser se manifester dans sa psyché toutes les forces incontrôlées de l'inconscient : comme il l'écrira plus tard dans son autobiographie, « Ma Vie ». Souvenirs, rêves et pensées (1962), ce fut pour lui une question de « force brutale », et ce ne fut que par son enracinement dans la réalité la plus triviale qu'il trouva le salut, grâce à la structure d'un « moi » déjà construit et résistant, capable de supporter l'invasion de tout ce qui remontait de son tréfonds et qui menaçait de l'engloutir. Plus tard, D. W. Winnicott se demandera comment Jung avait pu « se guérir tout seul ». Mais c'est que celui-ci, comme les chamanes, avait « décidé » de se confronter à son noyau le plus obscur, et de s'expliquer avec lui.
D'où un long et pénible travail qui consistait à noter toutes ses visions, ce que d'autres auraient nommé ses fantasmes – qu'il notait dans des cahiers à la couverture noire –, et que l'on appellera plus tard le « Livre noir ». Cela, pourtant, suffisait-il ? Et ne fallait-il pas qu'il reprît tout ce matériau dans une autre disposition d'esprit – c'est-à-dire en respectant scrupuleusement tout ce qui s'était manifesté en lui de l'inconscient le plus profond ? Il s'expliqua donc à nouveaux frais avec cette « prédication », en la travaillant dans une double disposition de l'âme, qui conjoignait le respect à l'explication à soi-même de ce qui s'était ainsi révélé. Cette explication prit aussi bien le chemin de l'écriture que celui de l'amplification à travers des « illustrations » qui, en prolongeant le texte, lui fournissaient parfois des éclairages inattendus.
Véritable travail d'art – dans le sens le plus originel de ce mot. On sait en effet comme Jung détestait qu'on le suspectât d'une telle activité. Mais il avait sans doute alors à l'esprit la signification moderne de ce mot, qui désigne une recherche esthétique qui se donne sa propre finalité. Si l'on prend toutefois en compte que l'art provient de la racine indo-européenne *ar, qui comporte le sens d'une fabrication et d'une mise au point – une racine qui a donné aussi bien l'artisan que l'harmonie –, on reconnaît qu'il s'agit bien d'art dans cette mise à jour de soi-même « comme on est de toute éternité », et dans la représentation des processus par lesquels s'est effectuée cette « fabrication », qui est tout autant une découverte. La logique binaire, qui est généralement celle de l'Occident et qui joue sur des exclusions réciproques de sens, ne saurait s'appliquer ici.
Recopiant son « Livre noir » en se donnant la peine d'en reproduire le texte en écriture gothique, et en y insérant une pluralité d'images qui vont de l'antique barque égyptienne du Soleil à la production de mandalas dont il découvre la structure sans rien connaître encore de certaines pratiques indiennes ou tibétaines, Jung se livre à un travail qui lui permet d'assurer ses nouvelles théories sur un inconscient qu'il définira plus tard comme le nom moderne de ce que les Anciens avaient appelé « l'Âme du monde ».
Cette œuvre, il la fait relier de cuir rouge – d'où son nom de « Livre rouge », ou encore de Liber novus (« nouveau livre ») en contrepoint au « Livre noir » qui en avait été la matrice. Il y travaille durant des années, jusqu'à ce qu'il l'abandonne subitement au beau milieu d'une phrase en 1930 : nous n'en connaîtrons jamais la fin. Plutôt, nous la connaissons à travers toute l'œuvre et la vie qui vont suivre. C'est que Jung allait trouver avec l'alchimie, à la suite de Silberer, et à travers un détour par l'alchimie taoïste, que lui a fait connaître Richard Wilhelm, la « terre solide » qui allait lui permettre d'élaborer sa psychologie des profondeurs et de donner son sens véritable à tout ce qu'il avait si soigneusement noté, développé et symboliquement illustré.
Ce Livre rouge, pour reprendre une expression fameuse, est le véritable « Journal d'une âme », et le témoignage rare de ce que peut traverser, au-delà de toutes les époques, quelqu'un qui veut comprendre au plus profond ce qui s'impose à lui d'un Réel qui le fonde et l'appelle à une « réalisation » qu'il n'atteindra peut-être jamais – tout au moins dans ce monde comme il est.
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Écrit par
- Michel CAZENAVE : ancien élève de l'École normale supérieure de la rue d'Ulm (lettres), ancien responsable des programmes à France Culture, président du Cercle francophone de recherche et d'information C.G. Jung
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Média
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