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MISÉRABLE MIRACLE, Henri Michaux Fiche de lecture

« Ceci est une exploration »

Espace du dedans, Lointain intérieur, Connaissance par les gouffres... Toute l'œuvre de Michaux peut être comprise comme une tentative obstinée d'exploration du monde intérieur, ce qu'il nomme ses « propriétés » : « Peindre composer, écrire : me parcourir. Là est l'aventure d'être en vie » (Passages, 1950). L'usage de la mescaline ou d'autres drogues (haschisch, opium, éther, L.S.D...) ne constitue donc pas une fin en soi, et ne répond nullement à on ne sait quel désir de fuir la réalité. Tout au contraire, il s'agit bien ici de découvrir, d'apprendre, de savoir : « Les drogues nous ennuient avec leur paradis. Qu'elles nous donnent plutôt un peu de savoir. Nous ne sommes pas un siècle de paradis » (Connaissance par les gouffres). L'expérimentation nécessite donc un maximum de lucidité, et c'est tout le paradoxe (pour ne pas dire la contradiction) de l'entreprise que de viser dans le même temps une perte et une maîtrise, puisque, aussi bien, l'exploration des « gouffres de l'esprit » suppose un état second, un désaisissement de soi, quand le propos documentaire, l'analyse clinique, requièrent, à l'inverse, le plus haut degré de conscience.

Ainsi la mescaline apparaît-elle à la fois comme le moyen privilégié d'accéder à ce savoir, de pénétrer l'« espace du dedans », et comme un obstacle à cette connaissance et à cet accès, ce que résume parfaitement, dans sa structure quasi oxymorique, entre éblouissement et déception, le titre même : Misérable Miracle. Dès lors, loin des images stéréotypées d'abandon et d'évasion, la relation à la drogue a tout ici du combat, la substance jouant alternativement le rôle d'adversaire et d'alliée : « La Mescaline et moi, nous étions souvent plus en lutte qu'ensemble. »

À ce défi (rendre intelligible, par un effort constant, épuisant de maîtrise, un événement par définition ineffable) s'en ajoute un autre, plus spécifiquement littéraire celui-là : « Les difficultés insurmontables proviennent de la vitesse inouïe d'apparition, transformation, disparition des visions. [...] Lancées vivement en saccades, dans et en travers de la page, les phrases ininterrompues, aux syllabes volantes, effilochées, tiraillées, fonçaient, tombaient, mouraient. Comment dire cela ? » La forme particulière du livre, sensible dans l'éclatement et la multiplication des espaces textuels, est l'une des réponses possibles à cette question.

Au reste, le projet de restituer la vitesse vertigineuse, la simultanéité polyphonique, le flot ininterrompu n'est nullement propre à Michaux : on le retrouve, mutatis mutandis, dans de nombreuses avant-gardes artistiques du xxe siècle (futurisme, surréalisme, expressionnisme, beat generation, etc.) où la drogue ne joue pas forcément un rôle central. Mais l'intérêt de l'entreprise réside peut-être chez Michaux dans la contradiction, a priori, entre le style de l'écrivain et la forme que semble appeler un tel projet : « Il aurait fallu une manière accidentée que je ne possède pas, faite de surprises, de coq-à-l'âne, d'aperçus en un instant, de rebondissements et d'incidences, un style instable, tobogganant et babouin. » Combat avec la drogue, Misérable Miracle est donc aussi combat avec soi-même, obéissance à ce principe énoncé dans Poteaux d'angle (1978) : « Va suffisamment loin en toi pour que ton style ne puisse plus suivre. »

— Guy BELZANE

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Guy BELZANE. MISÉRABLE MIRACLE, Henri Michaux - Fiche de lecture [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

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