TRANSITION ORDRE-DÉSORDRE
Dans un gaz idéal, les atomes (ou les molécules) sont distribués parfaitement au hasard les uns par rapport aux autres : c'est un modèle de désordre géométrique parfait. Dans un cristal idéal, l'arrangement des atomes donne, au contraire, l'image de l'ordre parfait. Entre ces deux perfections, dans le désordre et dans l'ordre, l'observation des états naturels de la matière conduit à l'analyse des écarts à l'ordre ou au désordre : c'est une branche de la physique qui est stimulée par l'importance d'applications telles que l'élaboration de matériaux possédant des propriétés mécaniques, électriques, optiques ou magnétiques particulières.
Désordre réticulaire et désordre topologique
L'ordre qui règne dans un cristal est caractérisé par le fait que l'arrangement des atomes autour d'un point r se retrouve identique en tous les points r + l, l étant l'une quelconque des translations du réseau :
On peut tout aussi bien dire que l'édifice cristallin est ramené en coïncidence avec lui-même par l'une quelconque des translations l. Dans un tel assemblage, la notion de périodicité se substitue donc, à l'échelle atomique, à celle d'homogénéité.
Défauts localisés
Plusieurs types de défauts peuvent venir troubler cette parfaite périodicité cristalline. D'abord l'agitation thermique, qui déplace légèrement les atomes autour de leurs positions moyennes d'équilibre, mais aussi des défauts localisés. Imaginons qu'un cristal formé d'atomes de type A (par exemple du fer) contienne quelques atomes de type B (par exemple de l'aluminium) ; un atome B pourra ainsi venir se substituer à un atome A, constituant une rupture locale de la périodicité : cette irrégularité est nommée défaut ponctuel. Ici, le défaut est « par substitution ». Dans d'autres cas, l'atome « étranger », au lieu de prendre la place d'un atome normal, pourra venir se loger dans un interstice de l'édifice cristallin, en créant localement une déformation : le défaut sera qualifié d'interstitiel. Bien d'autres types de défauts ponctuels ont été observés, des plus simples aux plus complexes. Parmi les plus simples, citons encore les défauts du type lacune : il s'agit simplement d'un trou dans la structure, c'est-à-dire de l'absence d'un atome en un site où il devrait normalement se trouver.
Un défaut ponctuel provoque dans le milieu, à l'échelle atomique, une anomalie locale de potentiel qui peut trapper des électrons sur des niveaux quantifiés d'énergie, tout comme le font les noyaux des atomes. Il en résulte une spectroscopie des défauts, et les cristaux peuvent être colorés du fait de la présence de ces imperfections, que l'on nomme alors, pour cette raison, des centres colorés.
Les défauts peuvent être porteurs d'une charge électrique : en migrant sous l'effet d'un champ électrique, ils provoquent un courant. On interprète ainsi la conductibilité des électrolytes solides qui, s'ils étaient parfaits, seraient isolants.
Un traitement thermique des cristaux peut les guérir plus ou moins de leurs défauts ponctuels (recuit) ou, au contraire (chauffe suivie de trempe), les en doter.
Dans la catégorie des défauts cristallins localisés, il faut aussi citer les dislocations. Ce sont des défauts qui s'étendent le long d'une ligne dans le milieu cristallin. La présence de dislocations et la faculté qu'elles ont de migrer dans le cristal permettent d'expliquer, en particulier, la plasticité des métaux.
Désordre réticulaire
L'objet de cet article n'est pas de décrire en détail les défauts localisés, mais de s'intéresser aux divers types de désordres non localisés. Considérons donc un composé binaire AB et supposons qu'à l'état solide sa structure cristalline puisse être représentée par la figure a (structure réduite à un schéma à deux dimensions au lieu de trois, pour simplifier). Si A et B représentent deux ions tels que, par exemple, Cl− et Na+, tous les premiers voisins d'un ion A sont du type B, et réciproquement, en raison des forces électrostatiques d'interaction, attractives entre A et B et répulsives entre A et A ou B et B. Mais si A et B représentent les deux types d'atomes composant un alliage binaire, AlFe par exemple, les liaisons sont de type métallique, et on peut imaginer que l'énergie correspondant à une configuration parfaitement ordonnée soit assez peu différente de celle d'une configuration désordonnée telle que celle qui est représentée par la figure b. L'ensemble des positions des sites atomiques est conservé, le désordre n'intervient que dans l'occupation de ces positions. On peut dire encore que la matrice du réseau cristallin est conservée, mais que les atomes A et B occupent au hasard les sites de cette matrice. C'est le désordre réticulaire. L'état schématisé en a est parfaitement ordonné, l'état b est désordonné. Le passage de l'un à l'autre est nommé « transformation ordre-désordre ».
L'exemple des alliages n'est qu'une des illustrations possibles du concept de désordre réticulaire, qui est aussi bien adapté, par exemple, à la description des transformations magnétiques. Dans un solide ferromagnétique, les atomes porteurs de moments magnétiques occupent un ensemble de sites structuraux qui se répètent régulièrement de maille en maille, et les moments sont tous parallèles à une même direction, aux légères fluctuations dues à l' agitation thermique près. À la température du point de Curie, la substance ferromagnétique devient paramagnétique : les atomes porteurs de moments restent en place dans la structure, mais leurs moments s'orientent au hasard, l'influence de l'agitation thermique ayant pris le pas sur l'énergie d'interaction entre moments (passage de la configuration schématique de a à celle de b). L'état est alors magnétiquement désordonné : le passage par le point de Curie est une transformation ordre-désordre magnétique. Tous les états magnétiques ordonnés (antiferromagnétiques, ferrimagnétiques, hélimagnétiques...) sont justiciables du même genre de raisonnement.
Un troisième type de désordre réticulaire peut être illustré à partir de la structure de la glace, et il est, pour cette raison, généralement désigné sous le titre de désordre réticulaire du type glace. Dans la structure de la glace, de formule chimique H2O, les ions oxygène sont distribués selon un arrangement dans lequel chacun d'eux se trouve au centre d'un tétraèdre régulier dont les quatre sommets sont eux-mêmes occupés par un ion oxygène. Les ions hydrogène (protons), beaucoup plus petits, se placent sur les liaisons O−O entre les ions oxygène, mais pas à mi-distance entre ces ions. Ainsi, chaque ion oxygène s'approprie au total deux ions hydrogène (et non quatre), et l'on retrouve, à l'état solide, une configuration qui reproduit localement l'arrangement des atomes dans la molécule d'eau H2O.
Mais l'arrangement des protons n'est pas nécessairement le même dans chaque maille du cristal. La figure donne une idée de ce désordre dans un schéma réduit, pour simplifier, à deux dimensions. Les gros cercles blancs représentent l'ensemble parfaitement ordonné des ions A (dans ce schéma plan, chaque ion est au centre d'un carré d'ions de même nature). Les petits cercles noirs représentent les ions B. On voit que chaque ion A est propriétaire de deux ions B (molécule AB2) et que, si l'arrangement des cercles blancs A est parfaitement régulier, celui des cercles noirs B ne l'est pas. La répartition des cercles noirs sur les sites possibles peut évidemment être réalisée d'un grand nombre de manières différentes (en fait, pour la glace, ce nombre est égal à (3/2)N si le nombre de liaisons est 2 N, ce qui explique l'existence d'une entropie S0 = Nkln(3/2) effectivement observée).
Bien d'autres exemples pourraient être donnés de ce désordre du « type glace ». Nous ne retiendrons que celui des cristaux ferroélectriques du genre KDP (phosphate de potassium, KH2PO4). Dans ces cristaux, de même que dans la glace, les protons, qui lient les ions phosphates, peuvent occuper, sur une liaison, l'une ou l'autre de deux positions. Mais ici, du fait de la complexité de la structure, une direction se trouve privilégiée dans le cristal et, à basse température, un ordre se met en place tel que toutes les mailles cristallines aient la même configuration en ce qui concerne les liaisons hydrogène. Il en résulte une polarisation : le solide devient alors ferroélectrique. De même que les ferromagnétiques, les ferroélectriques présentent une transition ordre-désordre, avec une température critique Tc.
Désordre topologique
Quel que soit le type de désordre réticulaire envisagé ci-dessus, les structures décrites étaient caractérisées par la conservation, même dans l'état désordonné, d'une matrice régulière triplement périodique. Le désordre dit topologique est de toute autre nature. Sa description est centrée sur la considération de l'état liquide ou de l'état vitreux et non plus de l'état cristallin : ici, il n'est plus question de matrices périodiques.
La silice SiO2 fournit une bonne illustration. Chaque ion silicium Si4+ est au centre d'un tétraèdre régulier dont les quatre sommets sont occupés par des ions oxygène O2−. Ces tétraèdres SiO4 forment les éléments de base de la structure. Ils sont liés entre eux par tous leurs sommets. Chaque sommet étant ainsi commun à deux tétraèdres, la formule globale du composé est bien SiO2. Dans les diverses formes cristallines de la silice, dont la plus commune est le quartz, l'arrangement des tétraèdres les uns par rapport aux autres est périodiquement régulier. Dans la silice amorphe, désordonnée, les tétraèdres SiO4 restent indéformables, mais leur arrangement n'est plus régulier.
La figure a donne un schéma à deux dimensions d'un composé de formule A2B3 dont l'élément structural est l'haltère A2B, qui joue ici le rôle du tétraèdre SiO4 : les cercles blancs symbolisent des atomes d'espèce B et les noirs des atomes d'espèce A. Chaque atome A étant commun à trois haltères, la formule globale est bien A2/3B, c'est-à-dire A2B3. Les éléments structuraux sont ici ordonnés selon un arrangement périodique. Dans la figure b, les haltères A2B restent inchangées, mais leur arrangement n'est plus périodique. Les angles de liaisons ABA restent tous égaux à 1800, mais les angles BAB varient d'un point à un autre autour de la valeur moyenne de 1200. De même, dans la silice amorphe, les angles de liaisons O−Si−O restent égaux à très peu près à 1090 28′ (c'est-à-dire que les tétraèdres SiO4 restent réguliers, à très peu près), tandis que les liaisons Si−O−Si varient largement d'un point à l'autre entre des valeurs extrêmes de 1200 et 1800.
La description géométrique de ces milieux solides amorphes ou vitreux est identique à celle des milieux liquides. Les fonctions généralement employées pour cette description sont dites fonctions de distribution atomique. Elles sont de nature statistique et peuvent s'écrire sous la forme :
Elles expriment la probabilité dP de trouver à la fois le centre d'un atome dans l'élément de volume d1 centré sur le point 1, un autre dans le volume d2 centré au point 2..., et un autre dans le volume ds centré au point s. Dans un solide, qui, mis à part l'agitation thermique des atomes, peut être considéré comme figé, ces probabilités sont indépendantes du temps. Dans un liquide, elles représentent une valeur moyenne dans le temps.
Considérons d'abord dP(1) = n(1) ( d1. C'est tout simplement la probabilité de trouver un atome en un point, donc la densité locale dans l'échantillon. Si dP(1) est indépendante du choix du point (1), l'échantillon est homogène. Prenons maintenant dP(1, 2) = n(1, 2) ( d1 ( d2. C'est la probabilité de trouver simultanément un atome en (1) et un autre en (2). Si l'échantillon est homogène et isotrope, cette probabilité ne dépend que de la distance entre les points (1) et (2). La fonction n(1, 2) est dite fonction de distribution par paires. On la désigne aussi sous le nom de fonction de distribution radiale et on la note g(r) : si on fixe l'origine sur un atome, g(r) donne la probabilité de trouver un autre atome à la distance r. Appliquée à un cristal, cette fonction se présente comme une suite discontinue de pics (distribution de fonctions de Dirac) car les distances interatomiques ont des valeurs discrètes, mais, dans un milieu désordonné, c'est une fonction continue. L'analyse de g(r) permet de déterminer la valeur moyenne de la distance et du nombre des premiers voisins d'un atome donné dans le milieu étudié. En fait, l'essentiel des informations sur l'arrangement atomique est contenu dans cette fonction g(r) qui décrit au mieux l'ordre local. L'interprétation de g(r) est plus délicate lorsque la substance n'est pas un corps simple mais comporte plusieurs sortes d'atomes. Enfin, les fonctions de distribution de rang supérieur à deux, n(1, 2, 3), n(1, 2, 3, 4)..., permettent d'apporter quelques raffinements, mais sont d'un maniement beaucoup plus lourd.
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Écrit par
- Hubert CURIEN : professeur émérite à l'université de Paris-VI-Pierre-et-Marie-Curie, membre de l'Académie des sciences, ancien ministre
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Voir aussi
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- PARAMAGNÉTISME
- LIQUIDE ÉTAT
- FERROMAGNÉTISME
- DIFFRACTION ÉLECTRONIQUE
- ORTHOSE ou ORTHOCLASE
- DISTRIBUTION FONCTION DE
- ISING MODÈLE D'
- RÉSISTIVITÉ, électricité
- PARAMÈTRE D'ORDRE, thermodynamique
- THERMIQUE AGITATION
- DÉFAUTS, cristallographie
- DISLOCATIONS, cristallographie
- ORDRE & DÉSORDRE, physique
- SOLUTIONS SOLIDES
- RÉSEAU, cristallographie
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